SOUVENIRS, SOUVENIRS
Si je dédie ce post à ce tissu aujourd'hui oublié, c'est par nostalgie. A la manière d'un jardinier qui renoue avec la culture d'anciennes variétés de légumes et qui voudrait partager leur saveur avec vous, mon but est de vous faire découvrir une étoffe qui a joué un rôle important bien que peu visible durant des siècles, et dont j'ai entendu parler pendant mon enfance dans la boutique de mon grand-père. Aujourd'hui compte tenu du chemin emprunté par la mode, c'est à dire la simplification, le bougran n'est plus guère utilisé en tant que tel mais il est remplacé par des succedannés comme les toiles thermocollantes, la triplure, et parfois même du carton!
J'enrichie mon "potager" au fil de mes souvenirs. Avec le bougran nous traversons le temps et l'espace, du XIe au XXe siècle de l'Asie Centrale à l' Europe.
BANALEMENT UTILE
Si je dédie ce post à ce tissu aujourd'hui oublié, c'est par nostalgie. A la manière d'un jardinier qui renoue avec la culture d'anciennes variétés de légumes et qui voudrait partager leur saveur avec vous, mon but est de vous faire découvrir une étoffe qui a joué un rôle important bien que peu visible durant des siècles, et dont j'ai entendu parler pendant mon enfance dans la boutique de mon grand-père. Aujourd'hui compte tenu du chemin emprunté par la mode, c'est à dire la simplification, le bougran n'est plus guère utilisé en tant que tel mais il est remplacé par des succedannés comme les toiles thermocollantes, la triplure, et parfois même du carton!
J'enrichie mon "potager" au fil de mes souvenirs. Avec le bougran nous traversons le temps et l'espace, du XIe au XXe siècle de l'Asie Centrale à l' Europe.
Quelques légumes oubliés accompagnés de quelques noms de tissus de mon potager perso : bougran, mignonette, toile capella... |
BANALEMENT UTILE
Bougran, ce mot ne vous dit peut être pas grand chose ; ce fut pourtant un tissu très courant, commun même, durant des siècles. Sa principale destination consistait à renforcer des étoffes, des parties de vêtements comme les cols, les ceintures, les parmentures ou, plus souvent, le bougran était utilisé comme doublure. La production débuta pour répondre à une demande locale car, pour la fabrication des manteaux traditionnels ouzbeks, une doublure forte était indispensable. La forme ample et les étoffes souples demandent un support renforcé. Le bougran dans ce cas est cousu entre le tissu extérieur et la doublure.
Photo de famille, en costume traditionnel ouzbek. Tashkent 2005 |
SUR LA ROUTE DE LA SOIE
Boukhara, cité ouzbek, était le point de départ d'un grand nombre de marchandises spécifiques comme des épices et des étoffes vers les marchés occidentaux dont le bougran faisait partie. Ce mot est une altération de Boukhara. Ville mythique située sur la route de la soie, Boukhara, j'en conviens, est davantage connue pour ses tapis et ses monuments que pour le commerce de cette toile forte, mais voilà, la réalité est parfois moins poétique.
Vue d'un monument de Boukhara |
Tranversant Boukhara, Marco Polo remarqua une fine cotonnade qui s'appelait alors boquerant. Pourquoi et comment cette étoffe commune attira la curiosité de ce grand voyageur ? Après une longue route, boquerant devint bougran en Français et buckram en anglais, une forte toile utilisée en reliure.
Buckram, toile forte de couleur utilisée en reliure. |
Une autre hypothèse circule au sujet de l'orgine de ce drôle de nom, mais elle est plus fantaisiste que sérieuse : le mot bougran viendrait de Bulgarie, dont jadis les habitants étaient des bougres, bigre !
UN MONOPOLE
Les occidentaux ne se pressent pas d'imiter ce tissu au demeurant fort commun, très utile mais bien banal. C'est sans doute la raison pour laquelle les pays producteurs : Ouzbekistan, Chypre, Inde, Arménie et Kurdistan conservèrent longtemps le monopole du bougran.
DE NOMS EN NOMS, DE SIECLES EN SIECLES, DE TEXTURE EN TEXTURE
Suivant le principe immuable des transformations et des évolutions d'une langue vivante,
le bougran passe de la belle toile de coton surfine à une vulgaire toile grossière et raidie.
Au XIIe siècle, on retrouve cette fine cotonnade raidie dans de nombreux pays sous des appellations diverses. L'action de renforcer une toile donne le verbe bougraner. On peut alors bougraner tout type d'étoffe, en coton, en lin, en laine...
"Tels, les 10 000 Turcs qui sortaient d'Acre sur leurs galères, couvertes comme eux-mêmes d'étoffes de soie, de bougrans et de velours". Grousset, L'Épopée des croisades,1939
En Italie, elle devient bucherame, en Grande Bretagne bukram, bucaran en espagnol. Ces changements n'affectèrent pas uniquement le nom mais aussi la contexture de l'étoffe.
Un temps tissé à partir du lin, puis du chanvre puis en coton, laine et tout autre matériau succeptible d'être tissé. Généralement, le bougran était commercialisé en uni, en blanc, noir, gris. Parfois, pour les reliure, la gamme était élargie.
Au XIIIe siècle, le bougran est devenu un étoffe grossière de laine commune de qualité très médiocre. Son manque de souplesse est adapté à sa mission de doublure, de soutien, pour les étoffes trop souples et les courtepointes.
Au XIVe siècle, le bougran devint un tissu de lin fabriqué à Chypre et en Arménie. A la même époque, c'est une sorte de mousseline de coton légère et précieuse car le coton est encore une fibre rare en Europe. Cette étoffe est alors utilisée par la noblesse. Il est d'ailleurs fait mention de boqueran blanc
dans la description de la chambre de la reine Clémence de Hongrie.
Au XVe siècle, le bougran est en lin et il est utilisé pour fabriquer les étendards.
Au XVIe siècle, en Grande Bretagne, le buckram est une étoffe laineuse souvent utilisée pour les vêtements cléricaux.
Au XIXe siècle, le bougran est une toile de coton gommée et calandrée que le tailleur place à certains endroits du vêtement entre l'étoffe et la doublure pour donner du maintien.
"En revanche, le col de sa chemise, droit et empesé, lui montait jusqu'au milieu des oreilles; et le collet de son habit, ample, lourd et doublé de bougran, lui montait jusqu'à l'occiput." Hugo, Le Rhin
Le chanvre remplaça le coton. Les impératifs de la mode masculine obligent à certaines contraintes et, comme les femmes sont corsetés les hommes enfilent des vestes qui ressemblent davantage à des cuirsasses qu'à des vêtements civils. La silhouette est modifiée, voire déformée et pour ce faire, les tailleurs utilisent ouate, étoupe, enfin ce qu'ils ont sous la main. Il faut donner des formes aux hommes qui justement n'en n'ont pas, renforcer une carrure défaillante par-ci, galber un mollet par-là... Dans son traité de 1769 Gersault insiste : "On taille au prorata une ouate fermée, on l'oure en deux et on la garni de crin à matelas"
Le buste masculin se doit d'être non seulement bien garni mais également bien raide. Les cols et les revers immenses ne doivent pas se relever au moindre courant d'air ; c'est pourquoi les faiseurs utilisent quelques artifices comme les agrafes pour maintenir les cols plaqués contre la poitrine ; c'est ici qu'intervient le bougran. Il sert à raidir l'étoffe. Glissé entre le tissu et la doublure le bougran "arme" la pièce.
LE BOUGRAN HUGO ET LA MORALE
Il faut croire que les hommes de lettres se préoccupaient de la mode, ou plus justement, que la mode les préoccupaient. De Hugo à Balzac ils furent nombreux à critiquer la raideur du bougran, allusion feutrée ou pas à la politique.
"Eh bien! de tous côtés, sous mille noms, sous mille formes différentes, nous retrouvons le bougran. Ce respect des convenances, cette hypocrisie puritaine qui pare les dehors sans améliorer les mœurs, c'est du bougran moral." Balzac
LE BOUGRAN, BALZAC ET LA REVOLUTION.
Balzac lui-même s'insurge contre l'usage intensif qui est fait du bougran "ce tourment des habits à collets et à revers rembourrés drap au dehors, carton en dedans." Détournant l'objet incriminé de la mode, il en fera une arme politique assimilant ce vêtement lourd et guindé à la politique puritaine, académique et triste de Charles X. Peu avant la révolution de 1830 Balzac en appelle à la révolte de la France contre le bougran.
1830, des silhouettes déformées, des vêtements rembourrés, l'usage du bougran est indispensable. |
LA LIBERTE SONNE LE GLAS DU BOUGRAN
Jusqu'au milieu du XXe siècle, le costume masculin était encore "rigide" et lourd ; sa fabrication nécessitait un grand nombre de fournitures afin de lui donner de la "tenue" : épaulettes, mignonnette, bougran, entoilage, feutre, doublure... .
La silhouette apprêtée, la rigidité des vestes, c'est la mode masculine des années 50
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Désormais la mode masculine se décline tout en souplesse et légèreté. Le prêt -à -porter a changé la donne. Les tailleurs sont des ovnis, et leur production demeure restreinte. La grande diffusion propose des pardessus et vestes rarement entoilées, ou parfois avec de la toile thermocollante. Les tissus à la demande des consommateurs sont de plus en plus légers, de plus en plus souples, les supers 100 sont dépassés par les supers 180, 200, ce qui relègue aux oubliettes notre bougran, sujet de ce post.
Au XXIe siècle, le consommateur se détourne du vêtement guindé, lourd, contraignant pour le corps, c'est pourquoi les fournitures pour tailleurs ne sont plus guère utilisées. On allège, on dégraisse, on simplifie, on supprime tout ou presque du squelette d'un vêtement : l'entoillage, les épaulettes, la ceinture de pantalon, la mignonnette ou doublure de manche, les boutons de rechange. On baisse le prix mais jusqu'où iront les industriels, restera-t-il encore du tissu dans le vêtement ? D'ailleurs, on constate que le métier de tailleur à tendance à disparaître. Ces hommes de l'art sont en France remplacés par des "retoucheurs pendant que, de l'autre côté de la Manche, la "caste des tailleurs de Savile Row " se perpétue avec élégance!
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BEAUCOUP DE BOUCAN POUR LE BOUGRAN
Eh oui, j'en parle, je le décris, mais malheureusement je n'en vends pas, enfin je ne vends pas de réel bougran. Peut être pourrez-vous en trouver, au hasard de vos recherches, mais souvent on vous proposera n'importe quelle cotonnade un peu raide. 2014, et le bougran n'est plus qu'un mot qui ne correspond plus à un article mais à une catégorie de toile grossière et forte.
Eh oui, j'en parle, je le décris, mais malheureusement je n'en vends pas, enfin je ne vends pas de réel bougran. Peut être pourrez-vous en trouver, au hasard de vos recherches, mais souvent on vous proposera n'importe quelle cotonnade un peu raide. 2014, et le bougran n'est plus qu'un mot qui ne correspond plus à un article mais à une catégorie de toile grossière et forte.
Je lis dans un romman de Trollope (" Quelle époque!" ,"The way we live now") que le bougran était souvent utilisé dans la confection des robes victoriennes et qu'il symbolisait une certaine raideur morale des femmes victoriennes .
RépondreSupprimerBonjour et merci pour cet article fort instructif !
RépondreSupprimerDans le livre étés anglais E.J.Howard qui se passe dans les années 37/ 38 on parle d'une valise en bougran tout usée et ornée d'initiales et qui avait appartenu à leur père
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