UNE REHABILITATION SINCERE
Si la mode est un éternel recommencement, alors le cannage est un objet de mode. Son parcours est constitué d’une succession d’épisodes glorieux et de périodes d’oubli : un jour adoubé par les rois, le lendemain ringardisé par une société à la recherche de nouveautés, puis d’un coup de “canne“ magique, il revient sur le devant de la scène.
XXIe SIECLE : LA PALME POUR LA CANNE
Les travaux manuels, le tricot, le fait-main, le DIY, toutes ces activités qui depuis quelques décennies sont mises à l’honneur en Occident ont offert au cannage une énième vie. Si l’on se réfère à l’accueil teinté d’une infinie bienveillance que le public réserve à cette dentelle de bois, alors oui, le tissage de la canne est redevenu une star de la décoration qu’il soit manuel ou mécanique.
UNE DECLINAISON TOUT AZIMUT
Rien ne résiste à la gourmandise de ces élégants croisillons qui se déclinent en assises de sièges, aussi bien qu’en luminaires, s’impriment sur les papiers peints, s’exposent sur de sublimes soies ou se piquent d’originalité en apposant ce motif si particulier sur le cuir de sacs très haute couture.
SUSPENSIN CANNAGE, TISSUS IMPRIMES MOTIF CANNAGE
LA VANNERIE UNE TECHNIQUE ANCESTRALE
A en croire les ethnologues, c’est la plus ancienne, sinon la première, activité manuelle commune à presque tous les peuples de la planète.
UN POUR TOUS ET TOUS POUR UN
La vannerie est un terme générique qui s’applique aux articles utilitaires ou décoratifs confectionnés manuellement en tressant ou en tissant des tiges végétales fines, flexibles et solides. La mise en œuvre est simple, ne nécessite pas d’outillage complexe, mais réclame de la part des vanniers patience, méthodologie et habileté manuelle.
Vannerie : de van, terme qui, dans la Rome antique, désignait un ustensile agricole, sorte de panier plat et rigide réalisés en tressant des brins d’osier, plante de la famille des saules, courante dans les pays froids ou tempérés, plus léger et plus fragile que le rotin.
Tressage : c’est une technique d’entrelacement des fibres, des brindilles ou de fins branchages.
Cannage : c’est une technique de tissage à plat sur châssis, réalisé à l’aide des cannes, étroites bandes d’écorces de rotin. Le mot cannage trouve ici son origine.
L’ART ET LA MATIERE
Le travail du vannier consiste à garnir une surface définie par un cadre, à l’aide de lanières ou cannes de rotin entrelacées suivant un modèle prédéfini similaire. L’expression “foncée en canne“ fait référence au vocabulaire des ébénistes, la fonçure désignant l’assise paillée ou cannée d’un siège.
UN PATRIMOINE CULTUREL PRÉSERVÉ
Le cannage, s’il est révélation pour les uns ou souvenir pour les autres, est le résultat de la transmission d’un savoir- faire préservé contre vents et marées. Avant le cannage mécanique, l’artisan cannier travaillait en étroite collaboration avec les menuisiers et les ébénistes et, pendant plus de trois siècles, ils ont formé des artisans, garantissant la présence pérenne d’une main d’œuvre qualifiée, capable de restaurer et réparer les meubles et les cannages anciens.
L’ARBRE A CANNES
Le rotin s’invite dans nos maisons et jardins mais demeure méconnu. Est-ce un arbre, un roseau, une tige, une branche, un jonc ? Tout et rien à la fois car la réalité est étonnante. C’est la tige du palmier rotin ou calamus rotang, semblable à une liane géante hérissée d’épines et garnie de feuilles, dépassant parfois 200 m de long.
COMME UN LONG FLEUVE, PAS SI TRANQUILLE
L’habitat de prédilection de cette fibre végétale fibreuse sauvage se situe essentiellement dans les forêts primaires d’Indonésie et des Philippines. Cette tige rampe comme un serpent, se frayant un chemin à travers une végétation dense, s’enroule autour des arbres qui se trouvent sur son chemin, monte parfois jusqu’à leur cime avant de redescendre pour ramper à nouveau. Comme pour les fibres textiles naturelles, le terroir à des incidences sur la qualité du rotin, c’est pourquoi, parmi les quelques 600 espèces répertoriées, seule une infime quantité est conciliable avec le cannage dont le koobo lunty, flexible à souhait et résistant grâce à l’important pourcentage de silice contenu dans son écorce, un élément nutritif qui contribue à la résistance des plantes.
UN METIER MECONNU : COUPEUR DE ROTIN
C’est un complément de revenu pour les paysans entre deux moissons. Leur connaissance du terrain et leur endurance physique les autorisent à s’aventurer au plus profond des forêts primaires. La récupération du rotin nécessite un débroussaillage manuel à la machette, un travail pénible voire dangereux mais indispensable ; la machine est ici impuissante.
DE L’ECORCE A LA CANNE
L’opération qui consiste à découper l’écorce en fines lamelles d’une largeur comprise entre 2 et 4 mm est le tréfilage ; elle est réalisée aujourd’hui mécaniquement. La canne est vendue sous forme de couronne et non d’écheveau afin de faciliter son transport et son utilisation.
UNE FANTAISIE BOISEE
Le cannage ajouré dit “à la française“ est caractérisé par un motif hexagonal obtenu par l’entrecroisement régulier de six cannes : deux cannes verticales, deux cannes horizontales et deux cannes en oblique. Sous une apparente fragilité, sa flexibilité assure sa solidité, un cannage manuel a une durée de vie moyenne d’une trentaine d’années.
Le cannage plein : se reconnaît à son motif en chevron et à sa surface compacte.
Le cannage mécanique : au début du XXe siècle la vogue du cannage entraina un accroissement de la demande et pour y répondre, la production mécanique s’avéra indispensable. Cependant l’action de la machine a, dans ce cas, ses limites et la présence d’une main secourable est indispensable pour alimenter la trame. Si la machine réalise la monture que l’on peut comparer à la chaine pour le tissage, les cannes de trame sont insérées manuellement une à une. Ce type d’article est vendu en rouleaux. Alors sans remords, usez et abusez du cannage même “pré-tissé“, la machine n’a pas encore totalement pris le pas sur la main.
LA SAGA AU LONG COURS DU CANNAGE
- Les hollandais établis à Malacca en 1679, découvrirent les multiples possibilités offertes par le rotin. Ils introduisirent en Europe ce matériau “exotique“.
- Les ébénistes anglais furent les premiers à fabriquer des assises de siège avec le rotin à la fois simple à utiliser et confortable à l’usage.
- En France, c’est au XVIIIe siècle que l’usage du rotin, particulièrement sous forme de cannage, se développe. Cette production associée pleinement à un style de mobilier s’adresse toujours à une clientèle aristocratique.
- L’approvisionnement étant soumis aux aléas politiques, aux guerres, aux révolutions, est irrégulier ; cela pourrait être à l’origine du désintérêt des artisans pour ce produit.
- La révolution industrielle va impacter définitivement le secteur des activités manuelles. Certains artisans se transforment en industriels comme Michael Thonet, ébéniste de formation, spécialisé dans la marqueterie géométrique, qui devient le chef d’une entreprise de renommée internationale avec 50 millions de chaises bistrots vendue dans le monde en quelques décennies. La chaise bistrot n°14 s’adresse à toutes les couches de la société, mettant à profit les améliorations techniques pour satisfaire le plus grand nombre. Cette popularité fut bénéfique pour contrer l’image de luxe accolée au mobilier canné.
- Le cannage mécanique autorise les grandes séries, la fabrication de pièces de grande dimension et permet de réduire le coût de fabrication. Ainsi, ces deux types de cannage suivront des routes parallèles, qui parfois se croiseront autour d’une chaise bistrot, le temps d’un café.
- La naissance des designers : design du latin designare “marquer d’un signe distinctif“. « Le design n’est ni un art ni un mode d’expression mais une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception. » Roger Tallon (designer).
Nés en même temps que la révolution industrielle, ils furent à l’initiative de mouvements dont l’influence perdure encore au XXIe siècle.
Travailler avec et non contre les machines 1860 : le mouvement “art and craft“ créé sous l’impulsion de W. Morris
s’oppose à la suprématie des machines sur l’artisanat. Ses membres cherchent un moyen d’unir l’industrie et l’artisanat, afin d’éviter la production de masse d’objets sans âme et d’une uniformité désolante. « La civilisation moderne repose sur la machine et nul système favorisant le talent ou l’enseignement de l’art ne peut être envisagé s’il ne lui accorde pas sa place » 1888 C.R. Ashbee architecte.
Une certaine conception de l’esthétique, la quadrature du cercle en quelque sorte car, comment associer le beau et le fonctionnel, dans des articles fabriqués en série afin d’être accessibles au plus grand nombre ?
Seul Thonet et sa chaise n°14 mit en pratique ce postulat. L’idée d’un mariage entre la machine et l’artisanat se révéla être un succès intellectuellement parlant mais un échec commercial, les articles étaient compliqués à fabriquer et le coût élevé de production diminuait leur attractivité auprès des classes populaires. En 2021, le design offre toujours cette dualité du beau/fonctionnel, mais il n’en demeure pas moins que les objets fabriqués industriellement sont pour la plupart des produits de luxe.
- De la main à la machine : le succès du cannage entraîna un accroissement de la demande, qui ne put être assuré par la seule activité manuelle ; c’est ainsi que la fabrication mécanique devint inévitable. Commercialisé sous forme de rouleaux ou de plaques, ce succédané industriel est assez convaincant car les cannes sont des matières naturelles sauf indication du fabricant. Les articles fabriqués en séries avec des parties dites “pré cannées“ ne prétendent pas au “fait main“ mais ils offrent l’opportunité d’y croire pour une somme modique en comparaison du coût d’un travail artisanal. A l’évidence, ce type de cannage n’est pas adapté à la restauration de mobiliers anciens.
De la main à la machine pour les séries
- La belle époque de l’art nouveau : le mobilier fait honneur au cannage, certes avec parcimonie, mais le principal n’est-il pas de participer ?
- La période art déco : la mise en valeur de la ligne droite redonne au cannage un moment de gloire. Le design se fait graphique, mise sur la matière pourvue qu’elle soit originale et le cannage avec sa géométrie rectiligne se fait feuille de paravent, se plie en quatre pour ici un banc, là une chaise de repos, ou pour redresser le dossier d’un fauteuil…
- Les années 50 /60 : c’est une période de transition, les ébénistes, les architectes, les designers travaillent sur des pièces expérimentales en rotin et cannage. Parallèlement, l’industrie propose des articles cannés qui remportent un joli succès populaire. Seuls quelques indéfectibles collectionneurs surent saisir l’occasion de sauver quelques-uns de ces témoins qui, aujourd’hui, servent de modèles ou font le bonheur des musées d’art décoratifs qui fleurissent un peu partout dans le monde.
- Du salon au grenier : démodées les chaises cannées ou paillées, oublié ces meubles artisanaux qui, au mieux, meublent les maisons de campagne ; les années 70 sont influencées par l’american way of life ! La tendance est aux matières plastique, nylon. Indestructibles ou presque, et bon marché de surcroit ! Seuls, quelques indéfectibles collectionneurs surent saisir l’occasion de sauver quelques-uns de ces témoins qui, aujourd’hui, servent de modèles ou font le bonheur des musées d’art décoratifs qui fleurissent un peu partout dans le monde.
QUELQUES CANNAGES DEVENUS CULTES
La chaise N°4 de Thonet : dans la Vienne du milieu du XIXe siècle, les cafés ne sont pas de simples bistrots mais des lieux de rencontre et d’échange. Les clients ont accès à un grand nombre de périodiques étrangers et c’est précisément le café Daum qui fut le point de départ d’une belle aventure. Anna Daum voulant améliorer le confort de sa clientèle chercha le siège idéal. Ne trouvant pas dans le commerce la chaise qui équipera son café, elle s’adressa à Michael Thonet, un ébéniste dont les résultats de ses recherches sur la courbure du bois par étuvage commençaient à circuler en ville. La question était de savoir s’il était en mesure de fabriquer une chaise légère, solide, confortable, maniable d’une main, élégante et bon marché.
Un challenge osé mais accepté et honoré avec la chaise n° 4 : une révolution dans l’univers du meuble avec une armature en bois courbé, une assise cannée, une production de masse et un prix modeste. Cette chaise équipa bien sûr le café Daum et bien d’autres ensuite ce qui lui valu le surnom de chaise bistrot.
CAFE VIENNOIS ET CHAISES BISTROT
- La chaise n°14 fut le deuxième exploit de Michael Thonet dont le but était d’optimiser le processus de production, mettant à profit toutes les avancées techniques. Avec la chaise Daum améliorée, Thonet réalisa un prodige : il créa le meuble en kit avec la chaise dite “à trois sous“ composée de six bouts de bois courbés, de 10 vis, 2 écrous d’une assise en cannage, livrée en kit pour un prix à peine plus élevé qu’une bouteille de vin dit-on. Mais un exploit peut en cacher un autre : 36 chaises démontées et empilées tiennent dans un colis d’un mètre de coté.
- La chaise « CESCA B 54 » de Marcel Brauer 1928, membre éminent du Bauhaus (association de deux mots : construire et maison), une structure en acier tubulaire et une assise en cannage. Pour les curieux, Cesca est le diminutif de sa fille Francesca. Le succès de ses créations, s’il est perceptible dans les milieux avant-gardistes, n’est pas comparable au raz de marée populaire de la chaise bistrot. Ce sont souvent des prototypes ou des fabrications en nombre limité, avec comme limite le prix élevé qui demeure un obstacle pour les ventes au grand public, mais ils constituent le fond des collections d’un grand nombre de musées, ce qui permet au grand public d’avoir accès à ce type de mobilier.
- Le fauteuil « pomare » qui est en tête des ventes des sièges en vannerie, près de 50 ans après son apparition sur grand écran dans “Emmanuelle“.
LA CELEBRITE EN PARTAGE
Dans l’immédiat après-guerre, le rotin n’a rien perdu de son prestige, il s’adresse à une population mixte, à la fois populaire et élitiste, une idée pas si utopique finalement. Avec le temps, ces meubles sont devenus des emblèmes du bon goût et leur prestige est d’autant plus marqué qu’ils sont associés à des personnalités de premier plan. Ainsi, c’est dans de confortables fauteuils en rotin que sont assis Churchill, Truman et Staline lors de la conférence de Postdam en 1945.
Einstein à posé pour un photographe appuyé sur une chaise Thonet,
Picasso aimait s'assoir dans son atelier dans un fauteuil à bascule cannée Thonet
on sait que Lénine aimait s’asseoir sur une chaise Thonet pour écrire, tout comme Brahms composait confortablement assis sur la chaise n°14.
Picasso rend un bel hommage à cet artisanat avec sa nature morte au cannage,
Henri de Toulouse Lautrec met en scène des personnages assis sur des chaises style Thonet…
FACEBOOK META ET COMPAGNIE
Le prince charmant devait arriver pour sortir le cannage de sa torpeur ; il n’arriva pas sur un blanc destrier mais sous la forme inattendue des réseaux sociaux, d’articles élogieux à longueur de pages dans les revues de décoration servant les aspirations des consommateurs devenus consommacteurs. Les années passent et l’idée perdure « la beauté d’un ouvrage réside dans son essence même, c’est-à-dire dans sa structure, dans la manière dont il est assemblé et non dans le détail décoratif qui vient l’habiller ». W. Morris
UN QUADRILLAGE DE BOIS MAQUINÉ D’UNE TOUCHE D’HUMANITÉ
Comment expliquer cet engouement pour le cannage ? Sa sobriété élégante, sa légèreté assumée, sa lumineuse présence ? L’inconscient collectif est sans doute le vecteur de ce succès commercial. Le bois, matière naturelle, contribue à combler la présence insignifiante de la nature dans l’environnement urbain. D’instinct, si l’être humain est sensible à la nature sensuelle du bois, c’est que le besoin tactile de sentir la nature au bout de nos doigts nous manquait ! « L’Homme est un animal qui pense avec ses doigts » Maurice Halbwachs sociologue.
Le cannage témoigne de la richesse d’un patrimoine culturel que nous partageons avec tous les peuples de la planète.
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