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lundi 20 septembre 2021

BLACK MUD SILK

 « Toile de soie aux nuages parfumés », c’est sans doute pour moi le plus beau des noms donnés à cette étoffe. Il évoque cette notion picturale si particulière à la peinture chinoise, avec cette nature baignée dans une brume éternelle, ses nuages bas, ces ciels tourmentés et la présence à minima de l’homme. Malgré toute cette construction, le silence domine dans ces peintures et c’est aussi ce que je ressens en observant cette soie.

LA BLACK MUD SILK

En ce mois de septembre, cela fait une année que je partage avec vous mes émotions textiles, mes voyages, mes rencontres “textiles“. Vous, les amateurs de belles étoffes, vous les passionnés d’histoire, vous pour qui la curiosité n’est pas un vilain défaut, vous qui êtes de plus en plus nombreux à suivre ce blog, alors c’est à vous que je dédie la plus belle de mes découvertes textiles, un petit bijou : une dose de rêve, un soupçon de poésie, un brin d’exotisme et, finalement, une extraordinaire création.

SOUVENIRS ÉMUS D’UNE GLOBE-TROTTEUSE TEXTILE

 J’ai découvert ce petit bijou il y a une trentaine d’années, un peu par hasard et certainement beaucoup par passion. En cherchant, il me semble qu’on finit toujours par trouver, mais on ne sait jamais quoi, ni quelle va être notre prochaine découverte ; c’est cette aventure textile là qui me plaît. J’avais entendu parler de cet étonnant tissu par une amie qui revenait de Chine et qui connaissait ma passion pour les textiles. Cependant, la documentation concernant cette soie était alors fort mince. Aujourd’hui encore, les informations concernant cette soie ne circulent que dans les milieux très bien informés et parmi les aventuriers textiles. Ce mystère me rappelle celui qui planait autour de l’origine de la soie dans les temps anciens, et qui en augmentait sa valeur !

Ma curiosité n’ayant d’égale que mon obstination, je me mis à écumer les bibliothèques, à fouiller dans les archives à la recherche du moindre indice, puis arriva Google qui me permit de continuer mes recherches en m’épargnant les nombreux déplacements. En fin de compte, ce fut un séjour en Chine qui s’imposa à moi. Et chiner en Chine c’est un plaisir inouï, c’est un régal, même si la langue est parfois une barrière plus difficile à franchir que les frontières.

Mes recherches aboutirent enfin lorsque je mis la main sur un tout petit stock de black mud silk. Parce que même dans le pays d’origine ce tissu est quasiment inconnu du grand public puisque sa commercialisation demeure limitée aux régions du nord.

Toile de Soie aux nuages parfumés

UNE SOIE MULTIPLE MAIS UNE RECETTE UNIQUE

Soie gommée pour les uns, soie à la boue pour les autres, hei jiao chou pour les chinois, ce qui se traduit par soie gommée noire, ou encore yang yun shâ, gambiered silk, Tea silk. Black mud silk semble être le terme choisi par les professionnels pour qualifier cette étonnante soie bicolore brun orangé /noire mate et brillante

SENS DESSUS DESSOUS     

Les termes choisis pour qualifier cette soie en révèlent toute la subtilité. Ils humanisent la fibre textile en s’adressant à nos sens et à notre imagination plus qu’à notre raison. C’est pourquoi le Hei jiao chou est un tissu sensuel, vivant, passionnant aux multiples facettes. C’est une évidence, il faut pour appréhender les atouts de cette soie mettre tous nos sens en émoi !

  • L’OUIE  est sollicitée avec « la soie chantante » qui bruisse à chaque mouvement du corps, un peu comme un papier que l’on froisserait. La main d’une soie gommée est d’un organza double, elle est craquante.
  • L’ODORAT est titillé au seul nom évocateur de la « toile de soie aux nuages parfumés ». On peut sentir la terre et la présence des plantes tinctoriales en faisant  appel à notre imagination.
  • LE TOUCHER n’est pas en reste, il hésite entre le concret et l’abstrait. Avec la black mud silk noire, boue et soie s’unissent pour nous offrir un tissu paraît lourd mais qui flotte au gré du vent.
  • LA VUE à le mérite d’exacerber l’imagination : la gambiered silk est bicolore, mate sur une face orangée/brun et brillante sur la face brun noir. L’œil perçoit le cuir, la main à la sensation de la soie, la complexité de la chose crée un effet de mirage : faussement cuir, faussement soie mais tellement cuir et tellement soie.
Toile de Soie aux nuages parfumés

QUOI DE PLUS NATUREL EN SOMME ? 

 Grace à l’union quasi magique de plusieurs vecteurs tels la conjonction exceptionnelle du feu, de l’eau, de l’air, de la terre, l’habileté des vers à soie à construire leur cocon et du savoir-faire des hommes, naquit cette soie.

La terre, c’est la boue ferrugineuse qui tapisse le fond du delta de la Pearl river, le feu ce sont les rayons ardent du soleil, l’eau c’est celle de la rivière pure et fraîche, l’air c’est celui qui, dès le lever du soleil, va avec la rosée matinale unir d’une empreinte indélébile la boue ferrugineuse et la soie. La black mud silk ou quelque soit le nom qu’on lui donne, peut satisfaire les plus intransigeants d’entre vous.

UN SYMBOLE CULTUREL    

 Bien que la date de sa création ne soit pas précise, sa présence est notée dès le XVe siècle à l’époque de la dynastie Ming. Traditionnellement, la  black mud silk était utilisée par la population Hakka qui vivait dans la province du Guandong, pour fabriquer leurs vêtements traditionnels. Ainsi au cours des siècles, malgré les guerres, les invasions, les périodes calmes succédant aux périodes troublées, les révolutions de palais, les révolutions culturelles, par delà des imbroglio politiques, force est de constater la pérennité de la black mud silk dont les techniques de fabrication ont été transmises de génération en génération contre vents et marées.

NÉE « DU HASARD ET DE LA NÉCESSITÉ »      

 La plus importante de toutes ses qualités, celle qui est probablement à l’origine de sa création est son aspect fonctionnel. Les Hakka, paysans ou pêcheurs installés près de Shen De se rendirent compte que leurs vêtements tachés avec de la  boue déposée au fond de la rivière devenaient plus agréables à porter, collaient moins sur la peau, étaient quasiment imperméables et légers. Ils prirent alors l’habitude d’enduire la soie produite localement avec cette boue miraculeuse. Ainsi, les articles taillés dans ces tissus étaient imperméables et aérés ce qui permettait aux paysans d’affronter le climat subtropical de cette région. L’humidité et la chaleur étaient domptées, rendant ainsi le travail dans les champs un peu moins pénible : la black mud silk était née.

LA LÉGENDE DU TISSU DES CHAMPS TISSU DES VILLES 

Ce trésor né à la campagne allait conquérir les métropoles et passer ainsi des champs à la cité interdite puis aux citadins amateurs de nouveautés dès le début du XXe siècle. On raconte qu’au XIXe siècle, des membres de la famille impériale en visite dans le sud de la Chine remarquèrent les curieux vêtements des paysans. Ils voulurent en apprendre davantage sur le processus de fabrication et surtout sur les qualités de ce produit. Conquis, ils le furent au point de réserver toute la production aux membres de la famille impériale et aux personnes accréditées à vivre entre les murs de la cité interdite. Cette appropriation forcée fut peut-être un moyen de conserver en l’état la production de la black mud silk. Lorsque la période impériale pris fin au début du XXe siècle, la black mud silk devint le tissu de prédilection de la classe dirigeante.

LA VAREUSE BLEUE – GRIS – KAKI VERSUS LA CHEMISE EN SOIE GOMMÉE

La révolution chinoise abolissant les privilèges relégua aux oubliettes les vêtements en soie au profit d’un uniforme unisexe en simple toile de coton bleue pour les paysans et les ouvriers, grise pour les cadres urbains, et kaki pour les soldats. La fabrication de la black mud silk cessa officiellement, mais le savoir-faire ne sombra jamais dans l’oubli même si les ouvriers étaient appelés à des taches plus fondamentales pour la nation. La black mud silk somnolait, n’attendant que l’arrivée d’un prince charmant qui, d’un baiser, la réveillerait.

LES HEUREUSES RETROUVAILLES  

La nature est patiente, l’air, l’eau, les feuilles du racines de gambier ou le jus de la racine du dicoscorea cirrhosa, la boue ferrugineuse se réveillèrent à la fin des années 60 lorsque quelques négociants entreprenant  redécouvrirent ce potentiel inestimable. Certains vêtements confectionnés dans cette soie ayant été conservés en secret durant cette période troublée, servirent de modèle lorsque la Chine « s’éveilla ».  Mais le monde ne trembla pas et la fabrication de la soie gommée reprit dans la région de Shen De..

UNE PRODUCTION EN DENTS DE SCIE                         

Cette production artisanale est étroitement liée aux aléas climatiques, elle est donc irrégulière ce qui nuit à sa commercialisation. Les collections étant programmées à dates fixes, ils doivent pouvoir compter sur un approvisionnement régulier. Ce problème induit une récolte irrégulière et un prix variable en fonction de son importance. Jadis, si cette soie était vendue au prix de l’or, aujourd’hui, en raison de sa rareté et de son excellence, elle demeure encore un produit de grand luxe utilisé avec parcimonie, par touches : des ceintures, des finitions, des cols. La black mud silk demeure un produit rare, un produit d’exception qui vit à l’écart de la mondialisation et, dirais-je avec regret, que c’est tant mieux pour tous les amoureux des tissus d’exception.

LA SAISONALITÉ  

Le processus de fabrication est infiniment complexe. Il dépend non seulement du bon vouloir de dame nature, mais il exige le respect du temps imparti aux étapes successives, une série d’opérations manuelles longues et exténuante, et une grande patience. Le changement climatique que subit actuellement notre planète a des répercussions importantes sur le processus de fabrication. La pollution de la rivière est une évidence et elle à un impact indéniable sur la qualité du fer contenu dans la boue. Il faut également prendre en compte la difficulté pour l’homme d’adapter le processus de fabrication si dépendant des conditions météorologiques alors que celles ci sont si changeantes. Et pourtant, ils réussissent l’exploit de produire des black mud silk toujours aussi belles. On prépare le bain de teinture en hachant finement les feuilles ou les tubercules de plantes locales au puissant pouvoir tinctorial comme l’uncaria gambir pour la gambiered silk ou le dioscorea cirrhosa pour la Tea silk. Un bonus pour cette dernière teinture, puisque le tubercule du dioscorea est aussi utilisée pour ses propriétés médicales antibactériennes et antivirales, qu’elle communique à  la soie et, par voie de conséquence, les tissus ainsi teints sont bénéfiques pour les personnes ayant la peau sensible. Le vêticament s’offre à vous !                                                                                                                                                     

Puis vient le temps de faire sécher cette préparation. Dès que la météo semble prendre ses quartiers d’été et que la température augmente, on passe à l’opération suivante qui consiste à laisser macérer cette mixture dans des bacs de terre argileuse plusieurs semaines jusqu’à obtenir une eau orangée.

Entre Mars et Novembre, les opérations commencent. Une main d’œuvre importante et qualifiée est , nécessaire à tous les stades de la fabrication. Les lés de toile de soie écrue, sont immergés dans le bain de teinture suffisamment longtemps pour que la soie absorbe la couleur.                                                                                                                                            

A l’aube, les lés de soie teintés sont disposés dans les champs. La rosée matinale, les rayons du soleil vont peu à peu fixer la teinture. Les opérations bain/séchage sont répétées une trentaine de fois pour obtenir la couleur traditionnelle c’est à dire dans un brun–orangé très reconnaissable.                                                                                                                       

La phase suivante est unique en son genre : les lés sont disposés sur les champs et la face visible est enduite d’une couche de boue ferrugineuse et riche en tanin, récoltée dans le lit du delta de la Pearl river. Cette boue sans laquelle rien ne serait arrivé ne joue dans le processus de teinture que le rôle de mordant, c’est le tanin qu’elle contient qui détient le véritable pouvoir tinctorial. La boue en séchant fait corps avec le support textile en couvrant la surface d’une fine pellicule noire et brillante. C’est ici que l’on se rend compte combien le rôle de la nature est important dans ce processus de fabrication :  le soleil contribue à l’oxydation et la nuit porte conseil en l’occurrence, la pleine lune, l’humidité et la chaleur terminent l’opération. Un dernier rinçage dans l’eau limpide de la rivière toute proche s’impose. Certains racontent qu’il se pourrait qu’un des secrets de la réussite de cette teinture ancestrale réside dans la qualité de l’eau. Et la version définitive de la black mud silk est maintenant visible, l’aspect initial de la toile de soie écrue est désormais oublié. Deux faces différentes pour un seul tissu. L’endroit est semblable à un cuir verni brun très foncé, la texture est lisse et gourmande, l’étoffe se froisse avec rondeur et délicatesse.  L’envers est mat d’une couleur très particulière entre le brun et l’ocre, une certaine idée de la terre. Dernière étape une fois sec, le tissu est replié d’une manière très particulière, à la manière des  jupes plissées Miao ou d’un éventail.  J’admire  le travail de ces artisans qui jusque dans les moindre détails recherchent le beau geste.

Toutes ces opérations mises bout à bout peuvent durer six mois dans le meilleur des cas, puisqu’elles sont  toujours  à la merci des  conditions climatiques .

LA BLACK MUD SILK, COMME UN JANUS AUX DEUX VISAGES                          

Le tissu est semblable à du papier laqué avec une face brun/noir et une face ocre/terre. Et la magie continue. Du papier, on passe au cuir. C’est un mirage car, pas un instant, on imagine qu’il s’agit d’une étoffe et pourtant, sous cette cuirasse se cache une soie pas si fragile que cela. Ce tissu va vivre, se transformer, se rider, se patiner, se cuirasser. (Si ce verbe n’existait pas, il faudrait l’inventer pour ce tissu) La soie gommée a traversé les ans sans faillir à sa renommée. Elle est aujourd’hui le produit juste, celui qu’on imagine dans les rêves. Fabriqué sans polluer l’environnement, parce qu’en phase avec la nature, il est emprunt de qualités que seuls les tissus synthétiques semblent posséder. Léger, imperméable, respirant. Si l’on dépasse le stade de la technique, on retrouve la soie. Alors sous un aspect rugueux, brut, boueux on découvre un produit luxueux, confortable, pratique, divinement agréable à porter, en symbiose absolue avec notre peau, un écrin protecteur pour notre corps. Alors qu’il se fasse trench-coat pour vous protéger de la pluie, simple chemise pour vous protéger du soleil, qu’il recouvre votre canapé ou qu’il encadre vos fenêtres, un article en soie gommée est un trésor que l’on ne partage pas aisément. On se glisse dans une enveloppe délicate qui vous protège avec finesse des agressions extérieures, on se sent bien. Il ne sera jamais démodé puisqu’il n’aura jamais été à la mode en Occident. Curieusement, lorsque je porte ma chemise, les gens que je croise dans la rue ou le métro ont spontanément envie de toucher cette matière parce qu’ils n’en croient pas leurs yeux. Je trouve cela touchant, ce phénomène se produisait également dans ma boutique, les gens sont tentés et veulent toucher pour y croire.

Pour l’entretien, rien n’est plus simple : soit un lavage à la main, avec une eau tiède et du savon en paillettes, un peu de votre temps. Suivra un rinçage rapide. Ensuite suspendez votre vêtement ; il sèchera seul. Si un repassage s’avère nécessaire, soyez attentive : fer tiède et repassage sur la face mate. Il faut surveiller les pliures, les parties où les tractions s’exercent et qui sont inévitables sur un vêtement, c’est à ces endroits que les risques de déchirures sont les plus fréquents.
Maintenant, vous savez tout ce qu’il faut savoir sur cette merveille.

Pour terminer ce post encore une information : en 2009 l’UNESCO a reconnu la black mud silk compte tenu de l’importance culturelle pour le peuple Hakka et son incroyable processus de teinture, comme patrimoine culturel immatériel de la Chine. Probablement le seul textile à recevoir cette distinction.

In etoffe.com blog

jeudi 16 septembre 2021

L' ETAMINE

 UNE ODYSSÉE TEXTILE

Le parcours chaotique de l’étamine est lié aux instabilités politiques, aux crises économiques et aux bouleversements societaux. 

 ÉTONNANTE ÉTAMINE DE LAINE

Voile, châle, robe, chemise ! Une perle au royaume des étoffes ! L’étamine de laine est si souple, si douce, si légère, une gourmandise que l’on porte comme un petit trésor parce sous son apparente fragilité, elle joue ses rôles à la perfection : protection efficace et confort élégant . 

L’ÉTAMINE EMBALLE PLUS QU’ELLE N’HABILLE

L’idée généralement véhiculée par l’étamine renvoie à une utilisation domestique et, comme la mousseline de coton, on les trouve plus souvent dans une cuisine que dans un dressing. Devenu un outil du quotidien en coton ou en nylon, l’étamine est juste pratique, elle s’utilise machinalement pour emballer un bouquet garni, égoutter du fromage blanc ou filtrer les fruits et réussir une confiture maison. Les britanniques sont plus directs : “woolen cheesecloth ! “ et tout est dit. 

DE CHANVRE, DE LAINE, DE COTON , DE NYLON, DE POLYESTER : UN PASSE COMPOSÉ 

Anonyme un jour, star le lendemain, réduite au rôle de simple figurante, de la sophistication à la sobriété, l’étamine est multiple et n’a pas fini de vous étonner.

Dès le XIIe siècle, il existait une étoffe en laine ou en chanvre au tissage peu serré qui servait à tamiser ou filtrer, communément nommée étamine. Au XIXe siècle la soie remplaça la laine pour filtrer et tamiser afin d’être moins facilement attaquée par les vers ou les souris, surtout lorsqu’on l’utilisait dans les meuneries pour le tamisage de la farine. Au XX e siècle, le nylon remplaça la soie, et aujourd’hui les fils métalliques sont fréquemment utilisés. Les fines étamines de laine d’antan destinées à la fabrication de voiles ont laissé leur place aux voilages des articles de décoration fonctionnels en polyester. 

UN RETOUR VERS LE FUTUR ?

La rareté de l’étamine de laine dans la mode contemporaine est une triste constatation.

L’étamine mérite mieux qu’un nom générique qui fait simplement référence à une fine toile aérée dont la matière importe peu. Les belles étamines sont en laine, et pas n’importe quelle laine, les plus fines, les plus délicates, filées jadis avec un soin extrême. Un petit trésor, rare, précieux.   Alors si de grands noms de la Haute Couture et de la décoration d’intérieur voulaient s’unir afin d’exploiter ce potentiel endormi et lui rendre sa poésie, son charisme, son authenticité,  je suis certaine que le public serait prêt à lui dérouler « a red carpet ».

DE STAMEN À ESTAIM

Du latin médiéval « staminea » qui désignait la chemise en laine portée par les moines et du latin classique “staminus“, fil de chaîne tendue sur un métier. En français, le mot étaim ou estaim est un terme technique désignant une laine peignée ou la partie la plus fine de la laine cardée utilisé en chaîne.

 L’ÉTAMINE DU MANS : LA RÉVELATION

Aux alentours de 1650, Jean Véron, tisserand manceau, serait à l’origine de la création d’une nouvelle variété d’étamine de laine.

150 ANS DE SUCCÈS 

La région du Perche devint, grâce à l’étamine, un centre de production textile. Les ressources régionales furent valorisées puisque, seules les laines locales entrent dans la composition des étamines du Mans. 

UNE OPPORTUNITÉ BIENVENUE

Au XVIIIe siècle, l’exportation des étamines de laine du Mans connurent une forte croissance. D’abord réclamées par les populations des pays européens au climat méditerranéen pour la fabrication de tenues légères et confortables, puis par de nombreuses congrégations religieuses installées dans les colonies espagnoles et portugaises en Amérique du sud qui jugèrent opportun d’avoir des vêtements adaptées aux conditions climatiques. Ces débouchés commerciaux aussi importants qu’imprévus furent à l’origine du développement d’une industrie estaminière autour de Tours, Nogent le Rotrou etc…     


APPELLATION D’ORIGINE CONTROLÉE / BUREAU DE VERIFICATION

Les étamines du Mans auraient mérité une A.O.C. mais au XVIIe siècle la question ne se posait pas en ces termes. Quand bien même, toute la production locale n’aurait pas suffit à satisfaire la demande. C’est pourquoi, des étamines tissées dans d’autres régions avec des laines de qualités variables étaient vendues comme étamines “façon Le Mans“ ce nom étant devenu une référence. La concurrence était si féroce entre les centres de production et les fraudes si fréquentes, que les tisserands sarthois, réunis en associations, créèrent un bureau de vérification afin de protéger la qualité et les dimensions de leur étamine. De nombreuses villes réparties sur le territoire français se partagèrent la fabrication d’étamines, avec des qualités variables, des poids différents et des utilisations nombreuses, mais cette multiplication des points de fabrication ne fut pas sas engendrer des conflits d’intérêts.

NAISSANCE D’UNE PROTO INDUSTRIE URBANO-RURALE

La modification de la structure de production, des paysans-artisans, un partage des tâches au sein de la famille, la création de petits ateliers à proximité des villes, l’apparition de nouveaux métiers liés au tissage de l’étamine, permirent de proposer des emplois aux populations rurales et périurbaines, autant d’initiatives propices au développement économique des régions.

 LES MÉTIERS SPÉCIFIQUES DE LA FABRICATION DES ÉTAMINES

– L’artisan “tireur d’étaim“ ou peigneur. L’estamier est un artisan qui fabrique des fils de laine fins ou étaims qui servent au tissage des étamines. La laine cardée est d’abord imprégnée d’huile d’olive pour accroitre sa souplesse avant d’être tirée à l’aide d’un peigne en métal dont les dents sont chauffées. De la finesse des fils, dépend la qualité de l’étamine : de 10 livres de laine cardée, l’ouvrier tirait 6 livres d’étaims.

– L’ouvrière “fileuse d’étaim“ utilise un petit rouet ou la quenouille. Elle doit filer fin et régulier, toujours cette nécessité d’obtenir du produit parfait. Cette activité fut longtemps réservée aux femmes veuves, âgées, sans aucune ressource. 

« Plusieurs milliers de fileuses dans la ville du Mans filent l’étaim, la laine longue déjà tirée et peignée » (Yves Durand)

LES EXPRESSIONS 

“Filer l’étaim“ est tout ce qui subsiste de ce métier, c’est-à-dire filer la partie la plus fine des laines cardées.

“Passer par l’étamine“ signifie examiner ou être examiné de près. « les conversations s’établirent dans chaque groupe et toute la personne de madame Du Barry fut passée à l’étamine (A.Dumas in Joseph Balsamo).

Jadis, les bourgeoises oisives avaient une prédilection pour les vêtements en étamine, légers, chauds et confortables. En vieillissant, elles se délectaient des commérages, et dans le langage populaire, les héros ou héroïnes de ces bavardages, généralement mal intentionnés,  “passaient par l’étamine“  de ces dames.

A CHACUN SON ÉTAMINE

Au XVIIe siècle, l’étamine de laine était une étoffe précieuse, les plus belles, dites camelotées, étaient parfois mélangées avec un fil de soie, augmentant leur éclat et leur douceur. Considérés comme un produit de luxe, les articles ainsi confectionnés étaient destinés au clergé et aux gens de robe ainsi qu’à la noblesse mais, avec l’apparition d’une bourgeoisie désormais en capacité de consommer des articles aussi dispendieux, la clientèle se fit plus hétérogène et favorisa l’essor économique. 

Bien que les étamines de laine très légères soient destinées à la fabrication des voiles pour religieuses, les étamines un peu plus lourdes étaient utilisées pour les chemises des moines de certains ordres monastiques ; tout aussi nombreux furent les vêtements laïcs (robes, manteaux, jupes, coiffes et autres vestes) taillées dans des étamines de laine, de lin ou de chanvre.

EN NOIR ET BLANC ET EN COULEUR 

La plupart des étamines étaient teintes en noir, puisque destinée à vêtir les gens de robe et les membres du bas clergé. L’idée du noir exclusif pour les vêtements des prêtres de son diocèse fut émise par le prélat milanais C. Borromée au XVIe siècle, la soutane noire fut adopté en France au début du XVIIe siècle. Pour un noir profond et uni, deux bains de teintures étaient nécessaires. D’abord une teinture en bleu (guède), puis un bain pour le noir avec des noix de galle de chêne. Pour une étamine blanche, le tissu était placé dans un soufroir (étuve) dans lequel on faisait brûler du soufre ; la vapeur ainsi dégagée blanchissait la laine. C’est ce que l’on nommait le blanchiment à fleur ou blanchiment de Paris, lieu où ces opérations étaient les plus estimables. 

UNE FIN PEU GLORIEUSE 

Une succession malencontreuse d’événements tant économiques que politiques sont à l’origine du déclin de l’étamine. Le coup fatal fut porté par un décret révolutionnaire supprimant le port de l’habit ecclésiastique et fermant les couvents. 

LE DERNIER SURSAUT POUR LES ETAMINES DU MANS 

Les années 1790 furent économiquement catastrophiques pour les estaminiers. Cherchant de nouveaux débouchés pour leur production, ils proposèrent à la Convention d’utiliser l’étamine de laine du Mans pour la fabrication des nouveaux pavillons tricolores pour la marine. « Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir, portant un N d’or sur son étamine » in J.Verne in Vingt mille lieues sous les mers). En 1790, les vaisseaux civils de la marine marchande aux pavillons bleus et blancs et les vaisseaux de guerre au pavillon blanc furent réunis sous un même pavillon tricolore, mais ce n’est qu’en 1794 que les pavillons tricolores prirent leur forme définitive sur une proposition du peintre J. L. David. Si le mot drapeau est utilisé sur terre, pavillon est un terme utilisé dans la marine. Jadis, en étamine de laine, les pavillons sont, dans la majorité des cas, en polyester. La répartition des trois couleurs est égale pour le drapeau mais inégale pour le pavillon : dans l’ordre croissant on trouve le bleu, le blanc, puis le rouge. Question d’optique, lorsque le pavillon flotte au vent, les trois couleurs semblent occuper une surface identique bien que la réalité soit tout autre.

DE CARIBE EN SCYLLA

Des salaires en retard, une situation économique tendue, le manque d’huile pour assouplir la laine, l’activité des estaminiers manceaux cessa en 1796. Le coton remplaça rapidement la laine, permettant au secteur textile de renouer avec le succès.

POURQUOI JE L’AIME 

Sans doute parce que mon châle préféré est un simple coupon d’étamine de laine. Depuis des années il est un compagnon de voyage, il résiste au temps, jamais froissé, toujours prêt à m’épauler, il se fait tout petit dans mes bagages et sa couleur “rose shocking“, oui celui là même que Schiaparelli rendit célèbre, me donne bonne mine en toutes circonstances. Je l’ai choisi ou devrais-je dire, nous nous sommes mutuellement trouvés, parmi des milliers de rouleaux : il m’est tombé dans les bras ! Du pôle Nord au désert d’Atacama elle m’a été utile. J’attends avec impatience le moment exquis où je glisserai ce châle dans ma valise pour un prochain voyage-textile. Peu d’étoffes marquent le cours de la vie, celle-ci fait partie de ma collection très personnelle.

AVIS AUX AMATEURS DE BELLES MATIERES 

Si ce lainage d’une souplesse merveilleuse, d’un drapé onctueux, d’un poids plume et d’une délicieuse douceur, n’est encore qu’une promesse, j’espère que demain il redeviendra réalité.

mercredi 15 septembre 2021

L'ECOSSAIS : L'HISTOIRE D'UN MOTIF

 Dans l’univers textile, l’adjectif écossais désigne un motif obtenu, soit par tissage, soit par impression sur une étoffe en fils de laine cardée. 

UNE ÉTYMOLOGIE SANS SURPRISE OU PRESQUE

Ecossais vient de escochois, c’est-à-dire, Ecosse. En vieux français, on trouve le mot escot du bas latin scoti, désignant les habitants de la Calédonie. Lorsque le terme est utilisé dans le vocabulaire textile, il désigne un motif et non un tissu. 

UN MOTIF UNIVERSEL

Peut-on affirmer que ce motif appartient à un peuple ? Pas si sûr. Ce motif de rayures verticales et horizontales se croisant à angle droit, comme le veut la définition, a été retrouvé sur des vêtements couvrant une momie particulièrement bien conservée dans l’Ouest de la Russie. Il semble que, dès l’apparition du métier à tisser, l’option « rayures et carreaux » ait été adoptée par de nombreuses civilisations. L’exemple du madras permet de comprendre que le partage des cultures est sans frontière. Le sud de l’Inde fut occupé pendant le 19ème siècle par les écossais. Les tisserands indiens se sont alors simplement inspirés des nombreux tartans qu’arboraient les fiers écossais pour en faire des créations à leurs goût avec la matière première qu’ils avaient à portée de main : la fibre de bananier et le coton. Ainsi naquit le madras, mis à l’honneur par les antillaises. Des Indes aux Antilles françaises, les « mouchoirs de tête » vivement colorés, ont traversés les océans avec l’Aurélie, un navire parti de Pondichery en 1854 avec à son bord quelques centaines d’ouvriers indiens qui venaient travailler avec, en poche, un contrat de 5 ans et quelques carrés de madras. Les femmes antillaises furent séduites par ces cotonnades légères et colorées. Il n’en fallut pas plus pour que ce tissu, venu de la région de Madras, fut adopté par les antillaises.
La manière dont les femmes célibataires portaient les madras était autant des messages codés destinés aux hommes. A eux d’apprendre à les lire…

TARTAN 

A l’origine, c’est le terme qui prévalait pour décrire ce type de motif, le mot écossais étant  plus utilisé par les étrangers que par les autochtones. Le kilt écossais est taillé dans un métrage de tartan. Le tartan traditionnel est un sergé de laine, caractérisé par des carreaux de couleurs diverses, motif typique des peuples celtes.  On retrouve cet agencement de bandes colorées en Irlande. Par analogie, tartan fut associé à un tissu de coton ou de tout autre fibre dont le motif offrait des similitudes avec le traditionnel tartan écossais, c’est-à-dire d’Ecosse, d’où la confusion. Le Falkirk Sett tartan, le plus ancien tartan trouvé sur les îles britanniques, est daté du IVe siècle. 

ÉTYMOLOGIE FRANCO/BRITANIQUE

On peut retrouver l’origine du mot tartan dans le mot tartarin qui, en anglais, désigne le drap de tartarie mais qui, vraisemblablement, est une variante du mot français tiretaine, grossière étoffe de laine ou de coton. Le terme gaélique pour tartan est Breacan, c’est-à-dire : carreau. Tout est dit.

SETT = MOTIF ÉCOSSAIS

Le terme sett en gaélique signifie pavé ou carré, ce qui correspond parfaitement à l’organisation des rayures. Les premiers tartans étaient très simples, construits avec quelques rayures et deux ou trois couleurs. Les plantes tinctoriales, les lichens, les fleurs séchées, les racines locales étaient utilisées par les teinturiers, ce qui explique cette restriction. Chaque région, chaque vallée avait ses couleurs et, par conséquent, les habitants étaient facilement repérables lorsqu’ils voyageaient dans une autre région. L’apparition des couleurs chimiques favorise la multiplication des dessins, contrariant ainsi le repérage des « intrus ». 

Le sett est caractérisé par l’alternance du croisement des bandes horizontales et verticales, constituées de fils colorés. L’armure choisie pour le tissage est le sergé, permettant ainsi une vibration des couleurs et une lisibilité des obliques ou zébrures dans les zones claires. A l’intersection entre deux bandes colorées, les couleurs se mélangent et il en résulte la création d’un carreau, d’une nuance ou d’une couleur différente. 

ÉCOSSSAIS /CARREAUX

L’écossais est devenu un terme générique qui désigne un tissu présentant des bandes horizontales et verticales formant des carreaux de coloris plus ou moins vifs différents du fond.

Pour les puristes, les plus beaux tissus écossais sont tissés en pure laine avec une armure sergé 

et ils sont intraitables sur le fait qu’il convient de différencier un tissu écossais d’un tissu à carreaux : la taille et la régularité des rayures font la différence.

– les tissus écossais sont basés sur la répétition à l’infini des carreaux obtenu par le croisement des bandes de couleurs dans la chaîne et dans la trame ;  

– les tissus « à carreaux » sont faits d’un arrangement régulier de petits ou grands carrés de fils clairs et foncés. Le carreau est un dessin plus simple que l’écossais.

DU CLAN AU TARTAN

Le clan, au sens de groupe social issu d’un même ancêtre, est emprunté au gaélique clann, c’est-à-dire : enfant. Lorsque le cercle familial s’agrandit, la famille se transforme en groupe portant le même nom et reconnait l’autorité de son chef qui rend la justice et protège ceux qui lui ont prêté allégeance. Le fils succède à son père et ainsi, le nom de famille de perpétue en écosse en commençant par Mac, c’est-à-dire : fils. Cette organisation sociale était très particulière et générait des luttes entre les clans devenus très puissants.  Jusqu’au XIXe siècle, au sein de la tribu, chaque individu était libre de choisir son tartan, dans la gamme proposée par les drapiers. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le tartan va se figer, que chaque clan va choisir son sett. Ainsi donc, la tradition ancestrale du tartan associé à un clan n’est qu’une légende.

LE CHOIX DES COULEURS ET DES MOTIFS DES CLANS EST DIVERSEMENT INTERPRÉTÉ   

Pour les uns, le choix des couleurs était fonction des régions et des plantes, des fleurs, des lichens, des racines, des baies qu’on y trouvait ; logique !

Pour d’autres, le prix de la laine et des teintures. Ainsi, les tartans marquaient avant tout le statut social du propriétaire. Les tartans des nobles ou des plus aisés écossais étaient plus colorés (rouge, or, orange) que les tartans des classes sociales inférieures (noir, brun, bleu, marron). Le prix d’un tartan était fonction du nombre de couleurs, des nuances et de la complexité du sett.

DU TARTAN AU PLAID

Dès le XVIIe siècle, les habitants des hautes terres écossaises utilisaient des tartans très colorés pour fabriquer des plaids, mot gaélique synonyme de tapis ou de couverture de laine à carreaux. Utilisé  comme protection contre le froid et l’humidité, simplement jeté sur l’épaule comme une cape, le plaid était le compagnon des hommes des classes populaires, surtout par mesure d’économie, les vêtements coupés cousus étant trop onéreux. Ce rectangle d’étoffe se transforma au cours des ans.  Drapé autour de la taille en jupe qui, d’un côté, descendait jusqu’aux mollets et, de l’autre, était rejeté sur l’épaule en couvrant une partie du buste, à la manière des toges romaines. N’oublions pas que les romains, s’ils n’ont jamais occupé l’Ecosse, avaient tout de même fait quelques tentatives qui se soldèrent par des échecs.

Si les ouvriers des Highlands portent le plaid, c’est surtout par habitude et par économie. Lorsque le prix de la laine diminuait, la vente des plaids s’accentuait. Cette région de l’Ecosse ne favorisait pas l’exploitation des terres difficiles à cultiver, la population était, dans l’immense majorité, très pauvre et les vêtements coupés cousus trop onéreux. A l’inverse, les habitants des basses terres n’ont pas adopté le plaid, le climat ne les incitait pas à se protéger de cette façon et le rendement des terres agricoles étant meilleur, leurs ressources financières leur permettaient de porter des vêtements plus élaborés.

DU PLAID AU KILT

En 1707, les royaumes d’Ecosse, d’Irlande et d’Angleterre furent réunis par l’acte d’union pour former le royaume uni, mais les tensions entre les  régions ne cessèrent pas vraiment.

Au début du XVIIIe siècle, les anglais tentèrent encore d’affaiblir les clans, notamment en construisant routes, ponts et usines créant ainsi des emplois pour les autochtones. C’est ici qu’intervient le rôle de Rawlinson, directeur d’une fonderie à Glengarry. Il imagina en 1720 qu’en raccourcissant le plaid classique, les ouvriers de son usine seraient plus libres de leurs mouvements. Parce que travailler en portant six mètres de tissus drapés à la romaine jouant à la fois le rôle de jupe et d’écharpe, ce n’était pas évident. Selon la légende, Rawlinson confia son idée à un tailleur d’Iverness qui proposa de couper le plaid en deux, l’un des deux morceaux deviendra une jupe portefeuille plissée derrière et sur les côtés, fermée sur le devant par le chevauchement des extrémités du tissu et une broche ; et l’autre morceau de tissu sera l’écharpe, tenue portée uniquement par les hommes. Légende sans doute car le plaid court se portait déjà bien avant cette version des faits.

DU KILT AU NO KILT

En 1746, les écossais se révoltèrent afin de retrouver leur indépendance. Ils furent défaits à Culloden, localité écossaise. Ce sont les anglais avec, à leur tête, le duc de Cumberland, qui remportèrent la victoire. Le prix à payer pour cette défaite fut dans la logique du vainqueur : la publication par le parlement d’un Dress Act en 1747, réclamant la suppression de tout signe de scotitude : prohibition du port du kilt et du tartan, désarmement des hommes et interdiction d’utiliser le gaélique,  renoncement aux chants écossais et à l’usage de la cornemuse. Pendant presque 40 ans, tout écossais portant un vêtement traditionnel ou un article vestimentaire taillé dans un tissu quadrillé aux couleurs vives pouvait être puni et encourrait des peines sévères de six mois de prison à sept ans de déportation dans les colonies. Le vote du non au brexit serait-il une réponse, tardive certes, mais intentionnelle à Culloden ?  

LE TARTAN TOMBE EN DESUETUDE

1785, le Dress Act est abrogé, l’usage du tartan rétabli. Mais quarante ans ont passé et les highlanders ont oublié le plaid : ils ont pris l’habitude de se vêtir comme les lowlanders, c’est-à-dire en habits coupés cousus. Ils furent pour le moins réticents à revêtir des tartans d’une autre époque. 

CHACUN CHERCHE SON SETT

1815, la Highland Society of London demande aux chefs de clan de se présenter aux réunions avec le tartan de leur famille dans l’optique de préserver leur patrimoine. C’est le début de la régularisation des tartans par clan. Mais à l’évidence, ces chefs, considérés comme des aristocrates, avaient depuis longtemps quitté les hautes terres pour gérer leurs propriétés depuis Londres et les liens avec la tradition s’étaient distendus. Il leur fallut chercher dans les rares archives le sett de leurs ancêtres. Difficile mission, qui fut manifestement vouée à l’échec. Alors, plus d’un chef emprunta des chemins détournés en s’inventant un sett. Libre choix aux manufacturiers pour trouver de nouveaux agencements des bandes colorées. 

LE TARTAN GARANT DE LA TRANSMISSION DES TRADITIONS  

Ainsi le kilt, vêtement délaissé par les classes populaires, fut adopté par les membres de la haute société, vivant souvent dans des régions éloignées de leurs ancêtres. Le tartan marque une appartenance sociale, c’est devenu un lien qui relie les expatriés à leur terre ancestrale. Libre à chacun de s’y associer ou d’y renoncer.

LA JOURNÉE DE LA JUPE (ECOSSAISE)

Le regain d’amour des Anglais pour l’Ecosse débuta avec la visite officielle du roi George IV à Edinbourg en 1822. C’est sir Walter Scott, chantre dans ses romans de la vision romantique de l’Ecosse, qui fut chargé d’organiser les festivités en l’honneur de l’arrivée du roi. Scott demanda aux chefs de clan de se présenter, lors de la réception, vêtus de leur tenue traditionnelle, c’est-à-dire du kilt ou jupe courte taillée dans un tartan. Ce fut à eux de décider quel serait le choix du sett de leur clan et celui adopté fut porté par toute la famille. Walter Scott porta les couleurs du clan Campbell alors que le roi fut vêtu d’un kilt  aux couleurs des Stuart.

À gauche : Portrait de George IV of the United Kingdom (1829) par David wilkie

L’USAGE FAIT LOI

A l’occasion d’une cérémonie à la gloire de la culture celte devant les chefs de clan, le roi George IV suggéra que les représentants de l’Ecosse revêtent leur tartan traditionnel lors des cérémonies officielles. Cette initiative fut une belle performance politique et donna au roi une notoriété qu’il n’avait jamais eue. Les conséquences de ce qui n’était qu’une suggestion furent inattendues. Les lowlanders, qui ne portaient pas le kilt et qui détestaient les highlanders, se trouvèrent dans l’obligation de se vêtir ainsi au nom de l’unité écossaise. Ainsi, d’une simple proposition naquit une véritable institution.

C’est donc à ce moment qu’il fut établi qu’il y avait correspondance entre un tartan et un clan. 

Depuis, lors les chefs de clan portent le costume traditionnel et arborent le kilt aux couleurs choisies par le clan lors des cérémonies officielles en Ecosse. La reine Elisabeth ou le prince Philippe ne font pas exception à la règle.

A la fin du XIXe siècle, il semble que rois et reines aient tenté de gommer cet affront fait aux écossais. Ainsi, le couple royal, Victoria et Albert, permit de nouveau le port du kilt et ce fut, en Grande-Bretagne, un engouement incroyable pour tout ce qui était écossais. C’est ainsi que le tissu écossais devint à la mode dans toute l’Europe, tant en habillement qu’en ameublement. Le prince Albert, époux de la reine Victoria, créa son propre clan : Balmoral.

La Reine Victoria elle même, utilisa une étoffe écossaise pour meubler quelques pièces de son château de Balmoral.

Aujourd’hui, pour le régiment des Highlanders, le kilt est devenu un uniforme militaire. Si la question de savoir si les écossais portaient ou portent un sous-vêtement sous leur kilt vous préoccupe, sachez qu’en ce qui concerne les classes élevées de la société il semble que sous le kilt, les hommes portaient des culottes courtes nommées trews. En ce qui concerne les soldats vêtus du kilt, la question ne se pose pas, ils portent le kilt et simplement le kilt !

LE XIXe SIECLE ET LA « SCOTOMANIA »

Pour tenter d’apaiser les tensions entre l’Angleterre et l’Ecosse, pour effacer l’affront de Culloden à la fin du XIXe siècle, le couple royal Victoria-Albert se lança dans une surenchère bienveillante utilisant à tord et à travers «le sett », tentative qui réussit au delà de toute espérance. En premier lieu, le port du kilt fut de nouveau autorisé. Aujourd’hui encore, pour le régiment des Highlanders, le kilt est un uniforme militaire. Cet engouement pour tout ce qui était écossais remit de fait au premier plan le tartan dans l’ameublement comme dans l’habillement. Le motif va conquérir l’Europe. Au XXIe siècle, le tartan est toujours présent dans les collections Haute Couture et dans le prêt-à-porter. Mais derrière cette touche aimablement colorée, il demeure encore chez certains grands noms de la Haute Couture le souvenir douloureux de Culloden. Ainsi, Alexander Mac Queen, trouva t’il un moyen pas vraiment détourné d’exprimer sa rage en osant, en 1995, une collection insolente baptisée Highland Rape — le viol des Highlands — transformant le lieu du défilé en scène de bataille pour signifier que les anglais tentèrent jadis d’anéantir la culture écossaise en supprimant le droit de porter le kilt pour les civils, symbole emblématique s’il en est. Le sol est jonché de bruyère et le tartan se porte en pantalons patte d’éléphants, en déshabillé terminé de tulle ou en veste vinyle. Vivien Weswood ne fut pas en reste, proposant dans des modèles un grand nombre de vêtements taillés dans des étoffes à motif écossais.

Défilé Highland Rape d’Alexander McQueen
Automne/Hiver 1995-96

Plus qu’un simple tissu pour certains, l’écossais sait s’adapter à toutes les occasions, selon les fibres utilisées (coton, soie, laine, lin, viscose, acétate), les vêtements auront des destinations différentes : jupes, pantalons, vestes, robes, pyjamas, chaussettes…

Les hommes n’ont toujours pas renoncé à l’écossais, alors que les chemises à fleurs des années 60 sont oubliées, un  zeste d’écossais existe encore dans le dressing masculin.

L’écossais est dessus mais aussi dessous lorsqu’il est utilisé comme doublure. Les fameux imperméables Burberry’s ne sont-ils pas doublés avec cet inimitable tissu ocre, rouge, noir et beige, reconnaissable entre tous, devenu le signe distinctif de la marque, qui permit la création d’une gamme d’accessoires tels des écharpes, des chapeaux, des casquettes, des parapluies, des bagages, des sacs…

Ce qui a changé, c’est l’appropriation de l’écossais par la gente féminine. Si les femmes des clans écossais n’étaient pas autorisées à porter le kilt, elles avaient, en guise de compromis, le droit de porter un élément « écossais » dans leur tenue vestimentaire le curraichd, simple manteau de lin, agrémenté de rubans de tartan sur les épaules et à la ceinture. Au XXIe siècle, lors des cérémonies, la robe tartan était de mise, aux couleurs du clan sur un fond blanc. Nous avons toutes eu au moins une pièce écossaise dans notre garde-robe. C’est la décontraction, la bonne humeur, le plaisir de porter haut des couleurs, de la fantaisie au quotidien.Les tissus écossais sont en bonne place chez les éditeurs de tissus d’ameublement. La mode va et vient et les écossais demeurent. (murs, dessus de lit, nappes, canapés). La liste est longue, la gamme de couleurs vaste, le choix immense, pensez y. Une touche de fantaisie c’est très appréciable, surtout lorsque l’étoffe à une histoire.

in blog etoffe.com

vendredi 3 septembre 2021

DU CHAGRIN AU GALUCHAT

 Encore un drôle de mot j’en conviens, mais ma curiosité l’emporte toujours sur la banalité. Après le byssus une “soie“ marine, voici le galuchat, un “cuir“ de mer.  Septembre est la fin des grandes vacances, alors retardons quelques instants l’impact de l’atterrissage dans la routine du quotidien et prenons le large.  Le galuchat est un matériau difficilement classable, mi cuir, mi pierre, mais ni l’un ni l’autre. Seuls des artisans expérimentés sont capables d’en tirer la “substantifique moelle“.

Details Galuchat

AU COMMENCEMENT FUT LE CHAGRIN

Pour les étymologistes purs et durs, le mot vient du vénitien sagrin emprunté au turc sagri, lui-même issu du farsi shagarî. Chagrin désigna d’abord la croupe d’un onagre, d’un âne ou d’une mule ou de certains équidés. « C’est avec le cuir de l’âne que les Orientaux font le sagri que nous appelons chagrin » Buffon. 

La peau à cet endroit est épaisse, rigide et sa surface est couverte d’une multitude d’aspérités qui lui confère un relief irrégulier. Ces effets décoratifs et cette solidité furent mis à profit pour de multiples usages en maroquinerie, cordonnerie, reliure, gainerie et ce, depuis l’antiquité. 

Pour les esprits plus rêveurs que pragmatiques, il existe une autre source étymologique qui me parle davantage : ce matériau, gémit, crisse, grince lorsque qu’on le froisse, le manipule, le travaille, d’où une forme de tristesse qui en émane, que d’aucuns nomment chagrin.

Et pour les curieux inconditionnels et les passionnés de la quadrature du cercle, voici encore un autre axe de recherches. Existe-il un lien entre les couleurs du temps de la « Peau d’Ane » de Perrault  et la “sombritude“ du héros de la « Peau de chagrin » de Balzac.

TAMBOUR BATTANT

Dans le domaine de l’organologie, les qualités de la peau de chagrin seront employées à bon escient, bien avant de devenir la vedette d’un roman. Les qualités de ce simili cuir trouvèrent une application dans le domaine des instruments à percussion. La peau était tendue, encore humide, sur la caisse du tambour. En séchant, elle se rétractait, comme toute bonne peau de chagrin ! Il en résultait une sonorité très claire. 

DES FRIVOLITES BIEN “CHAGRINÉES“

Au XVIIIe siècle, des tisserands anglais créèrent des soieries à la surface bosselée qui n’était pas sans rappeler l’aspect des peux de chagrin ; c’est pourquoi elles furent baptisées soies chagrin. Cette texture obtenue par tissage, conférait au tissu la solidité d’une toile et la raideur d’un taffetas. Article bon marché destiné à doubler des vêtements lors de sa création, il fut propulsé dans l’univers de mode au début du XIXe siècle grâce à des magazines comme “La belle Assemblée“ qui faisait la part belle à ce qui pouvait paraître comme une innovation frivole « pour les jeunes femmes, un merveilleux «shagreen gros de Naples » rose, parfait pour des visites de courtoisie… ». L’étymologie première de chagrin fut apparemment bien dissimulée, car un tissu aussi soyeux soit-il, imitant l’arrière train d’un âne n’aurait pas eu le même succès auprès d’une clientèle, même friande de nouveautés et d’extravagance !

LA CONFUSION DES GENRES

Inutile de chercher le mot galuchat dans les encyclopédies éditées avant 1762. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, en Europe, chagrin était le seul vocable désignant indistinctement la peau du requin roussette, de la raie sephen et des équidés, faisant fi de leurs différences pourtant flagrantes. Mais il semble que ce qui rapproche toutes ces peaux est leur propension à rétrécir au lavage, ce qui conforte le sens de l’ expression “se réduire comme une peau de chagrin“.

En français, plusieurs noms furent attribués à la peau des squales : chagrin, requin de Chine, roussette, rouffette, peau de chien de mer… avant de prendre celui qui, aujourd’hui encore, les placent sur la plus haute marche du podium : galuchat. 

Curieusement, en anglais le mot galuchat n’existe pas, c’est le mot chagreen, altération de notre chagrin, qui lui correspond,  valorisant de fait la couleur verte. 

En japonais, le vocabulaire est précis : le same pour la peau de requin roussette et same gawa pour la peau de raie sephen.

DE LA PEAU D‘ANE A LA PEAU DE CHIEN DE MER

Entre la peau de la croupe d’un âne et l’aspect de la peau de certains sélaciens, des similitudes évidentes apparaissent : une  grande solidité, un manque flagrant de souplesse et un relief irrégulier généralement modulé par l’homme en fonction de la destination. C’est ainsi que la peau de chagrin passa de la terre a la mer, du mulet au requin. « Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui, les gainiers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du raja sephen, un poisson de la Mer Rouge (…) : entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre… » Balzac, Peau de chagrin.

CES PEAUX A LA DENT DURE

Il existe un grand nombre de squales ou de sélaciens, mais la peau de deux d’entre eux, le requin roussette et la raie sephen, possède les caractéristiques nécessaires recherchées par les artisans gainiers. 

Si la surface de la peau du requin, dite à petits grains, paraît lisse ce n’est qu’illusion, au toucher, c’est une autre histoire. La peau semble hérissée de milliers de pointes obliques et acérées, à l’image d’une lime à métaux. Cette construction confère au derme une dureté exceptionnelle. La disposition de ces denticules facilite leur nage en diminuant la friction avec l’eau. Une fois encore, l’homme s’inspira de la nature, imitant la technique des processus mis en œuvre par celle-ci pour améliorer les performances des nageurs et des sous marins : le biomimétisme en action.

Gros grain - galuchat
Peau d’une raie sephen

QUI S’Y FROTTE, S’Y PIQUE

C’est la valeur marchande des peaux qui est à l’origine de la pêche excessive de ces sélaciens ; la ressource alimentaire est devenue secondaire. Cependant, la dureté exceptionnelle de ces peaux constitue une défense naturelle, une véritable armure contre les morsures des autres poissons plus grands, plus forts, malgré leurs dents assassines. Un conseil ?  Ne jamais caresser un requin surtout à rebrousse poils. 

SAMEGAWA, LA PERLE RARE

La peau de la raie sephen “samegawa“ est dite à gros grains, ou perles blanches et espacées. Les peaux les plus rares et les plus recherchées sont celles qui présentent un alignement sur l’épine dorsale de trois grains de taille décroissante. 

Qui s’y frotte s’y pique : elle est aussi pêchée à outrances par des prédateurs humains pour cette enfilade de perles mai, bien que la dureté de sa peau la protège de certains autres prédateurs marins à l’exception des requins, elle possède une autre arme défensive terrifiante : un poinçon couvert d’épines venimeuses. Un conseil aux promeneurs, nageurs et surfeurs : attention où vous mettez les pieds car la raie se cache sous le sable à faible profondeur et peut se sentir attaquée si elle est malencontreusement piétinée.

UNE PRÉFERENCE NOTOIRE

La peau de la raie est utilisée de préférence à celle du requin pour gainer des petites surfaces ; c’est aussi celle qui fut utilisée par Mr Galluchat. Sa valeur marchande est en étroite corrélation avec l’arrangement régulier des denticules. La partie centrale est la plus recherchée, car un seul objet par peau aura la primauté de la perle.  

UN ARTISANAT ANCESTRAL

La pêche du requin aiguillat tacheté et de la raie sephen en mer de Chine et dans l’océan indien était une tradition de longue date dans la région. Leur chair était un met de choix, mais des artisans s’intéressèrent très vite à leur peau constituée d’émail et de dentine. Ce produit fut exploité en Chine, puis au Japon dès le VIIIe siècle dans des domaines très divers. 

Requin et Raie Sephen

UN RAFFINEMENT POUR INITIES

Seuls, les véritables amateurs connaissaient la valeur de ces petits objets gainés de peaux de sélaciens et étaient capables de comprendre et surtout d’apprécier la perfection du travail minutieux des artisans. Ce matériau est unique, un curieux mélange de cuir et d’ivoire. Le cuir, parce c’est une partie de la peau qui se coud avec du fil sur des machines de maroquiniers, mais la partie minérale, équivalente à de l’ivoire, se meule, se ponce et se polie. A qui revient le mérite de ce métier très complexe : au maroquinier ou au dentiste ? La suite est encore plus surprenant. La peau de requin était parfois longuement poncée jusqu’à devenir translucide, le but étant d’éviter la teinture, la couleur était obtenue par une technique ingénieuse : une feuille de papier trempée dans une solution d’acétate de cuivre (vert de gris) était intercalée entre le support et la peau, donnant une illusion colorée par transparence. La couleur verte semble avoir eu, depuis le début, la préférence de la clientèle locale. Dans les années 1920-30 en France, les décorateurs utilisèrent à leur tour ce vert galuchat en harmonie avec le macassar et le palissandre des bois sombres alors en vogue. 

Conscients du potentiel économique de ces objets d’une exquise délicatesse, après plusieurs siècles de tergiversations, les japonais consentirent à partager ce savoir faire avec les occidentaux. Ainsi, le same et le samegawa allaient séduire le monde. 

LES MILLES ET UNE VIES DES SAMES

Les peaux étaient triées par qualités, les plus belles étaient destinées au marché intérieur. Elles furent très prisées par les samouraïs qui avaient remarqué que la rugosité des peaux gainant les poignées des sabres améliorait leur prise en main. Ce matériau servit aussi à renforcer la protection des armures au niveau des épaules, les pointes de lances venant buter contre ces robustes écailles arrondies. La clientèle particulière, nobles et courtisans, s’intéressa à ces petits objets du quotidien que la délicatesse de ce gainage rendait précieux. 

APRÈS LE SUPERFLU, LE FONCTIONNEL

Les peaux de médiocre qualité étaient mises au rebut, les déchets et les chutes étaient transformées en outils fonctionnels sans être tannées en totalité ; simplement grattées, lavées et séchées pour ne pas pourrir. Une fois sèches, leur rugosité servait d’abrasif pour les ponçages délicats ou le polissage de matières dures comme l’ivoire, la pierre ou certains bois, un outil indispensable aux charpentiers, ébénistes et bijoutiers. Diverses utilisations ont été répertoriées, plus improbables les unes que les autres : avant l’apparition du papier de verre, elles servirent de grattoirs latéraux sur les premières boites d’allumettes. Les marins utilisaient ces peaux pour récurer les casseroles, une simple plaquette de bois recouverte de peau de requin servait et sert encore à rapper des racines dures comme le wasabi.

 UNE IDEE D’UPCYCLING BIEN AVANT L’INVENTION DU MOT

« Ce qui a été est ce qui sera, ce qui s’est fait est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil » Kohélet, ancien Testament. « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau » Anaxagore, philosophe grec. Revu par Lavoisier, cela donne « rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme ». Voilà qui sied comme un gant au galuchat. La peau des poissons cartilagineux considérée comme des déchets de la pêche, récupérée, triée, tannée devient cuir, un cuir solide, imputrescible. Les artisans utilisèrent pendant des siècles ce matériau sans savoir qu’ils redonnaient une seconde vie à un sous-produit. 

LE SAME NURI OU L’ART DU CAMOUFLAGE

Les peaux de qualité intermédiaire, incompatibles avec la perfection recherchée par les clients japonais, étaient soumises à un certain nombre d’opérations de “maquillage“ avant de recouvrir boites étuis ou meubles, généralement destinés à l’exportation. Considéré au Japon comme un art, le same nuri est une technique qui intervient au dernier stade de la préparation des peaux. Après un ponçage méticuleux, c’est un travail de précision destiné à détacher les denticules de leur support. Les “perles“ seront ensuite disposées selon un arrangement prévu par l’artisan sur une surface recouverte de laque (meuble ou objet) avant son séchage complet. Cette technique permet de gainer plus aisément de grandes surfaces pour le mobilier en particulier, supprimant les coutures disgracieuses entre les peaux et réduisant le coût de production. Son succès fut incontestable auprès d’une clientèle étrangère, friande d’exotisme et de nouveautés, mais peu sensible à la technique. 

 AU XVIe SIÈCLE, LES PEAUX DE SELACIENS DEBARQUENT EN EUROPE 

Les marchands portugais, anglais, hollandais établis au Japon, aux Indes et en Indonésie importèrent ces peaux dès le XVIe siècle en Europe. On ne trouve pas de traces avérées de l’utilisation de peau de requin avant cette période. Albrecht Dürer relate dans ses comptes l’achat d’objets divers couverts de peau de poisson venant des “Indes“.  Vendues comme peaux de requins de Chine puis peaux de chien de mer, à la fin c’est le terme galuchat qui prit le pas sur toutes ces dénominations en France.

PECHEURS OU CHASSEURS DE PEAUX DE CHIENS DE MER ?

Les sources divergent quant à l’origine de ce nom. Les peuples latins avaient attribué à ce type de requin le nom de scyliorhinus caniculus, chien au long nez. La filiation entre caniculus et chien est évidente.

En observant le déplacement et la manière de chasser en groupe des roussettes, la comparaison est aisée avec les meutes de chiens de chasse à courre.   

Voilà le mystère des peaux de chiens de mer résolu. Les anglais, avec dogfish, semblent, pour une fois, du même avis. Il faudra attendre, pour que cette dénomination de peau de chien qui dévalorisa ce matériau, soit oubliée et remplacée plus élégamment par galuchat. Il est vrai que dans un premier temps, seules les peaux de qualité inférieure étaient exportées, et leur utilisation était réduites à la portion congrue en Europe. 

NINI PEAU DE CHIEN : UNE ENIGME RESOLUE

Nini peau d’chien

Nini “une jeune fille“ du quartier de la Bastille à Paris, bastion des ébénistes jusqu’au milieu du XXe siècle, vendait, outre ses charmes, des peaux de chiens de mer, rudes et granuleuses à souhaits aux artisans, ses voisins. Et voilà comment “Nini peau d’chien“ que l’on aimait bien acquit la célébrité grâce à une chanson d’Aristide Bruant et aux sélaciens.

LE SIEUR JEAN CLAUDE GALLUCHAT ENTRE EN SCENE

Le nom de Jean Claude Galluchat est devenu, en français, un mot éponyme de la matière, sinon de la technique. Les anglais persistent et signent, préférant le mot shagreen et toute son ambiguïté.

Bien qu’il ne fut ni l’inventeur d’une méthode d’affinage des peaux, ni le premier à gainer des objets et des meubles avec ces peaux, ni le gainier officiel du roi Louis XV, il fut un maître artisan gainier de grand talent qui développa une technique   de tannage de ces  peaux de poissons, jusque là  majoritairement équarries et séchées. Il exploita avec succès une technique que l’on nomma galuchat doublé. Après un ponçage extrême, la peau de requin à petits grains devenait lisse et quasi translucide. Il était alors possible, en intercalant entre le support à gainer et la peau, une feuille de papier préalablement trempée dans une solution d’acétate de cuivre(vert de gris) qui communique ce ton si particulier au galuchat afin de lui donner “une impression colorée“.  Mais il fut surtout l’homme qui sut valoriser le galuchat en Europe, habillant des objets d’un manteau de perles de silices, tantôt blanches et espacées, tantôt colorées, petites et resserrées.  

La chance de Galluchat, outre ses qualités professionnelles, fut d’avoir eu comme clients des personnalités fort influentes à la cour de France. Ainsi, madame de Pompadour née Jeanne Antoinette Poisson (ça ne s’invente pas), favorite de Louis XV, se prit d’amour pour ces objets précieux gainés de cuir de poisson, au point de donner au sieur Galluchat une postérité inespérée, non par des lettres de noblesse, ni par une ligne dans le who’s who de l’époque, mais par une entrée dans le dictionnaire des noms communs, ce qui augure d’une longévité plus certaine.

LE VRAI ET LE FAUX 

Le vrai galuchat ne devrait être associé qu’à la peau dite à gros grains de la raie hypolophus sephen, dont la surface couverte de papilles calcifiées est similaire à des perles. 

Le faux galuchat, dit à petits grains, est la peau du requin roussette, plus commune. Les artisans, pour la travailler et accroitre sa souplesse, la poncent à l’extrême jusqu’à la rendre presque lisse. Ainsi, sa finesse permet de gainer plus aisément des surfaces aux formes arrondies. Jean Claude Galluchat utilisa les deux, mais avec des techniques différentes.

SALAMANDRE VERSION SQUALE

C’est un parcours chaotique que suit ce matériau qui ne ressemble à aucun autre. Aux périodes fastes suivirent des traversées du désert. Mais la magie opéra à plusieurs reprises, faisant réapparaître, sous l’égide de personnalités prestigieuses, de maîtres artisans, de grands couturiers ou d’ébénistes d’avant-garde cette matière insolite. Le « galuchat » même galvaudé, renaîtra tel le phenix : 1762, Galuchat ; 1871, Real et les meubles de la chambre de Napoléon III aux Tuileries gainés en galuchat ; 1912, la commode bois et galuchat  pour Paul Poiret ;  1999, la collection de chaussures de J.P. Gaultier ; les années 2020 tissus motif galuchat collection Jim Thomson

LA VERTU DES IMPONDERABLES

Oubliée la recette, passée de mode, le galuchat refit soudain surface en 1910 à l’occasion d’une rencontre fortuite entre le talentueux et extravagant illustrateur décorateur Paul Iribe et un étui en galuchat à gros grains verts contenant un nécessaire de géomètre. Intrigué par ce matériau, il se laissa séduire par son toucher et son originalité. Quelques mois plus tard, il apprit qu’un vieux stock de peaux de poissons dormait dans le grenier de l’ancienne maison Real, ce gainier qui fit des meubles pour Napoléon III. Il en fit l’acquisition et l’idée de gainer des meubles qu’il dessinera et dont il confia la réalisation à Clément Rousseau, sculpteur de formation, qui va mettre en pratique l’application du galuchat sur meubles après maintes recherches car les techniques s’étaient perdues.

LUXE CALME ET VOLUPTE

 En1912, c’est une commode garnie de galuchat destinée au couturier J. Doucet qui sortit de l’atelier de Rousseau. Un chef d’œuvre qui fait partie des collections du M.A.D. de Paris.  Suivra la mode des années 20/30 la bien nommée période art déco qui fit voir un galuchat de toutes les couleurs.

LE SAME KOME, UN MOTIF VERTUEUX A LA MODE VEGAN

Si de plus en plus de grands noms de la Haute Couture et de la maroquinerie de luxe renoncent à utiliser dans leurs collections de vêtements et de maroquinerie des peaux d’animaux exotiques, estimant que la filière d’approvisionnement ne répond pas à leurs exigences d’éthique, il fut une période plus faste pour le galuchat puisque des créteurs mirent en exergue des modèles aussi excentriques qu’extra ordinaires : « Teint, il donne un bel effet lumineux et pailleté qui se marie parfaitement avec l’esprit de ma dernière collection (de chaussures) » Jean Paul Gaultier, in l’Orient le Jour 1999 Cette période est révoulue et le travail  des créateurs consiste désormais à trouver une porte de sortie honorable, une version plus déontologique des produits de luxe. Les recherches se tournent vers l’innovation technique et technologique pour un univers plus « vert » que le vert du galuchat. 

Les nouveautés en matière de tissus d’ameublement et de papier peint surfent sur la tendance nature et redécouverte. Ainsi, le same komon devint un must dans ce domaine. Plus de pêche intensive, mais des motifs similaires au galuchat sur papier peint ou imprimés sur des cotonnades. Moins régulier que les pois, plus discret que les polka dots, c’est un motif élégant et intriguant.

Si cet article vous donne envie de revoir la décoration de votre intérieur, avec un papier peint au motif galuchat sachez que les grands noms de la décoration vous déroulent le tapis rouge, sur le blog d’etoffe.com.