Ce premier post de l’année 2022 est un hymne à la puissance créatrice d’un couple d’artistes - artisans qui, en l’espace de quelques décennies, semèrent au gré de leurs intuitions, des motifs, des couleurs, des formes, des idées, tirant la substantifique moelle des pigments naturels, habillant des robes de couleurs impalpables, transformant des surfaces planes et inertes en d’immenses terrains de jeux plissés, imaginant des machines ou encore s’intéressant de près à l’éclairage scénique. De leur imagination fertile, naquirent des archétypes qui influencèrent le cours de l’histoire du design, des arts décoratifs et de la mode.
L’AMOUR DE L’ART EN HERITAGE
Mariano Fortuny y Madrazo nait à Grenade en 1871 et meurt à Venise en 1949. Très jeune, il perdit son père, peintre renommé, passionné de musique et collectionneur d’objets et de tissus anciens qui puisa en Orient ses sources d’inspirations. L’enfance de Mariano fut bercée par le souvenir et l’admiration de sa mère pour son mari et, si l’on ajoute que son grand père maternel avait été directeur du musée du Prado, qu’une partie de son adolescence se passa entre Rome, Naples et Paris, le jeune garçon bénéficia d’une éducation artistique à la démesure de son talent. Cecilia de Madrazo lui transmit le goût des belles étoffes à travers sa collection étonnante décrite avec une exquise délicatesse par Henri Régnier dans Altana ou la vie vénitienne.
« Voici les pesants velours de Venise, de Gênes ou de l’Orient, somptueux et délicats, éclatants ou graves, à amples ramages, à figures ou feuillages, des velours qui ont peut-être vêtu des Doges et des Khalifes. Voici les brocarts aux tons puissants, les soies aux nuances subtiles, voici des ornements d’église et des parures de cour. Voici les charmants taffetas et les luisants satins, semés de fleurettes et de bouquets dont le XVe siècle faisait les robes de ses femmes et les habits de ses hommes. Voici des étoffes de toutes les teintes et de tous les tissus, les uns évoquant la forme des corps qu’elles ont vêtus, les autres en longues pièces et en lés, certaines en lambeaux, en minces fragments. Et tout cela avec des froissements d’ailes invisibles s’entassant, s’amoncelant dans la vaste salle peu à peu assombrie par l’heure, tandis que, penchée sur le profond coffre inépuisable, madame Fortuny semble diriger de son geste magicien l’étonnant concert d’étoffes qui, au fond de ce vieux palais, se joue mystérieusement dans le silence du crépuscule vénitien. »
L ‘ECCLECTISME EN REFÉRENCE
Cette proximité avec l’univers artistique est perceptible dans la diversité de sa production. Compte tenu de la multitude de ses talents et de ses centres d’intérêts, son séjour à Paris dans les années 1880 fut des plus profitables. Il suivit des cours de peinture et étudia, en parallèle, la réflexion de la lumière sur les tissus qu’il mit en pratique en renforçant l’effet visuel des costumes de scène ; il améliora aussi ses connaissances en matière de photographie. Un vaste programme qui résume sa carrière. Le commun des mortels reste quelque peu perplexe devant un tel prodige que d’aucuns surnomment le Léonard Da Vinci du XX e siècle.
CREATEURS DE COSTUMES POUR L’OPERA ET LE THEATRE
M. Fortuny s’installe avec sa compagne et collaboratrice Henriette Nigrin à Venise en 1899 au Palazzo Orfei campo San Benedeto. C ‘est là qu’ils créent un atelier/laboratoire d’où émergeront des pièces iconiques. Les débuts sont consacrés à la fabrication de costumes pour le théâtre et l’opéra, mais avec un vocabulaire stylistique spécifique. La touche personnelle réside dans la ré-interprétation d’éléments vestimentaires basiques venus d’ailleurs comme le kimonos, le caftan ou le chiton ionien. Dans un premier temps, ces créations furent destinées à la scène, accentuant les effets d’épaisseur, jouant avec les clair-obscur pour mieux capter les lumières. Les plus grandes cantatrices, comédiennes, tragédiennes ou danseuses de ce début de XXe siècle comme Sarah Bernhardt, Eleonora Duse, Isadora Duncan ou Loïe Fuller furent habillées voire costumées par Fortuny. Il ne fit pas partie des grands couturiers, mais il fut l’initiateur d’un style. Ses vêtements étaient inclassables et reconnaissables, par un jeu savamment orchestré entre la forme et la matière. Il parvint à inventer une mode kaleïdoscope où chacun peut voir ici l’influence hellénistique, là un clin d’œil à la Renaissance. «Make it new » E. Pound Il fit sienne cette citation en réactualisant avec les techniques modernes l’héritage culturel des civilisations passées.
UN MUSEE A "DEMEURE “
Luxe, calme et volupté peut résumer l'atmosphère de ce palais légué en 1964 par Henriette à la Sérénissime, à charge pour elle de la transformer en musée Fortuny.
Je connaissais la robe Delphos, comme beaucoup d’entre vous je pense, mais en visitant cet atelier vénitien, j'ai découvert un univers, un lieu emprunt de magie, hors du temps, un abri où se côtoyaient un melting-pot culturel, un cercle intellectuel d’amis et clients, tous en quête de nouveautés.
UNE UTOPIE DANS L’ERE DU TEMPS
L’idée qu’artisanat et industrie pouvaient s’accorder pour produire des articles fonctionnels, beaux et accessibles financièrement au plus grand nombre, avait été initiée par W.Morris et le mouvement art and craft dans les années 1860, idéal reprit ensuite par les membres du Bauhaus. Les Fortuny suivirent cette ligne mais leur production s’adressait à une élite d’initiés animée par une même passion.
LES SENS EN EMOI
Dire que les créations de Mariano Fortuny et Henriette Nigrin sont éminemment sensuelles est une évidence. Les sensations olfactives se délectent des fragrances capiteuses des lourds parfums exotiques qui se dégagent d’un gigantesque châle Knossos nonchalamment posé sur le dossier d’un fauteuil. L’époustouflante variété de la palette colorée qui s’étale sur les étoffes bleu hirondelle, blanc cygne, gris aube, rouges ensorcelants, roses fanés, magnifiés par un éclairage judicieux est un délice pour les yeux. Mais la vue ne suffit pas à appréhender la spécificité d'un velours, matière qui réclame des caresses et pourtant, le toucher est un sens interdit dans les musées ! L’ouïe ne fait pas la sourde oreille parce que l’indomptable robe Delphos agite ses mille et un plis au moindre courant d’air, conférant aux lignes verticales un instant statique, d’élégantes ondulations rythmées par les notes cristallines des perles de verre de Murano qui s’entrechoquent avec délicatesse. Les pas des visiteurs résonnent sur le plancher à mesure qu’ils s’éloignent, laissant les habitants de ces lieux se rendormir dans une pénombre irréelle mais très étudiée après, et seulement après, avoir dévoilé avec bienveillance quelques secrets de ces créations intemporelles.
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU ET DU TEMPS RETROUVÉ
Les résultats fructueux des fouilles archéologues effectuées en Italie, en Egypte et en Grèce a la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les artefacts collectionnés avec une même passion par Mariano Fortuny et sa compagne, influencèrent leur manière de travailler et d’orienter leurs recherches. La verticalité des cannelures du fait des colonnes ioniques, les plis maitrisés du chiton ionien de la statue en bronze de l’aurige de Delphes le plus célèbre conducteur de char de course, furent un point de départ de la robe Delphos. Les motifs décoratifs mis à jour sur les céramiques crétoises s’étalèrent revus et corrigés sur les châles Knossos.
Ainsi, Proust et Fortuny jouent une partition commune, partis à la recherche du temps perdu, ils le retrouvèrent et le ressuscitèrent chacun à sa manière.
DES CREATIONS PLURIDISCIPLINAIRES OU L’ART TOTAL
Intégrer dans une même œuvre le plus grand nombre de techniques et de disciplines artistiques, une approche qui transparait dans ses créations aux multiples usages. Ainsi, les étoffes plissées ou imprimées pouvaient devenir des vêtements ou recouvrir des sièges. Cette conception de l’art, « le tout en un », conduit à une sorte d’union des arts définie par Wagner au milieu du XIXe siècle. Elle donna naissance à des mouvements avant gardistes (musique, peinture, architecture) dont les Fortuny firent partie.
UN HOMME ET UNE FEMME
Aux réussites de Mariano Fortuny, il convient d’associer sa muse qui devint son épouse après 27 ans de vie commune : Henriette Negrin Brassart. Une note manuscrite en marge du document rend à César ce qui lui revient « ce brevet est la propriété de madame Henriette Brassart » figure sur le brevet, la reconnaissant comme la véritable créatrice de la robe Delphos, inspirée du chiton ionique de l’Aurige. Ensemble, ces deux artistes curieux et passionnés par les civilisations anciennes, créèrent leurs propres recettes, mélangeant les influences stylistiques, remettant au goût du jour des pans de cultures anciennes associés aux technologies modernes. « aucun artifice au monde ne peut empêcher la révélation de la source d’une œuvre. Chaque œuvre est un fils qui reconnait son père » Fortuny
"De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise". Marcel Proust.
A SUIVRE
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