jeudi 30 mai 2024

ZÉNANA

 Z COMME ZENANA 

Lorsque le devenir des textiles se teinte d'un zeste d'histoire, s'étoffe d'un soupçon de réalité et se revisite avec une bonne dose d’imagination, les mots s’étalent alors sur les pages de ce post pour vous faire découvrir le zénana.


A LA RECHERCHE DE TISSUS OUBLIES

Je refuse d’être une simple touriste qui, à la vue d’une photo d’archive s’approprie un tissu. Détenir ne serait ce qu’un petit morceau d’une étoffe « historique » c’est  toujours pour moi le point de départ d’une nouvelle aventure . Voilà pourquoi, depuis des années en tant que marchande de tissus je me suis transformée en « marchande d’histoires » et que, pour étoffer mes connaissances, je sillonne le monde en allant à la rencontre d’artisans passionnés, en débusquant des étoffes oubliées, en cherchant à percer le secret de la fabrication des couleurs…


UN DECOR POUR CHAQUE SAISON ?

Si changer d’habitat n’est pas à l’ordre du jour, changer de décor, renouveler les couleurs de la maison, déplacer les meubles, imaginer de nouveaux voilages est sans doute plus aisément réalisable. Trouver le chemin qui mêne au bout de ses envies n’est pas toujours évident, mais vous aurez l’embarras du choix avec le suggestions d’etoffe.com. Alors ce mois-ci, c’est une bien curieuse étoffe qui sera l’héroïne de ce post.

Le saviez-vous ? Jadis, les saisons se lisaient aussi bien dans le dressing que dans la décoration des maisons bourgeoises ou des résidences princières. Voilages, portières, rideaux, tentures s’adaptaient au changement climatique. Le décor de la maison suivait la mode du vestiaire. Alors pourquoi ne pas continuer cette  tradition somme toute très logique ? 


ZENANA ?

Un petit rien, une image furtive, un moment gourmand et le plaisir de s’immiscer dans l’histoire mystérieuse d’un mot…  Zénana ; trois syllabes énigmatiques qui résonnent comme le clapotis des vagues dans la pénombre d’une nuit printanière au ciel constellé de milles points lumineux.


L’EXCENTRICITE DES TISSUS RODIER 

En1852, Emile Rodier développa, dans sa Picardie natale, une unité de production textile en s’appuyant sur le savoir-faire des artisans locaux, filateurs, tisserands, teinturiers, pour qui le travail de la laine n’avait pas de secrets.

L’idée de baptiser les tissus avec des noms aux consonances inhabituelles est ancienne. Durant la première guerre mondiale, naquit le kasha, un tissu en laine de chèvres… cachemire ! Mais le succès arriva lorsque l’entreprise se spécialisa dans la production de jersey, une matière que Coco Chanel adopta et qui fut  l’origine de ses premiers succès commerciaux.

1890 ; une fantaisie délicieusement audacieuse sort des ateliers Rodier, une véritable création baptisée Zénana.

Le saviez-vous ? De Zen emprunté à l’hindi et au persan qui signifie femme.

En Inde musulmane, au Pakistan et au Bangladesh le zénana est l'équivalent du harem.  

Cette étoffe au nom extravagant connut un succès commercial auprès des fashion victimes jusque dans les années 1950.


AUTRE ÉPOQUE AUTRE REPERES

S’il est vrai qu’à la fin du XIXe siècle, les mystères de l’Orient et les légendaires harems pouvaient exciter la curiosité, je ne suis pas certaine qu’en 2024 cette image ait autant de succès auprès de la gente féminine. 


« LES TISSERANDS DE LEGENDES »

"En 1926, nous faisions du tissu pour l'ameublement, des dessus de fauteuils en velours ciselé... Nous avons tissé pour Rodier, Lesur, Derch. Pour ces fabricants, nous avons tissé toutes sortes de tissus : articles simples, articles façonnés, velours coupés, tissus à perles, à plis, gazes, zénana…" Marcel Gibot in "Les tisserands de légende" Abbaye de Royallieu Compiègne 1993.


EN APPARTE

J’aurais aimé que cette tradition se perpétue, que cette excentricité de bon ton continue à égayer les pages de nos magazines. Un peu d'audace et beaucoup de poésie dans les articles du quotidien seraient  les bienvenus.


LA VUE ET LE TOUCHER

Tel le mouvement perpétuel des vagues, le relief léger de la surface du zénana  lui confère toute son originalité. La fantaisie réside ici dans l’aspect visuel créé par les mouvements aléatoires des cloques, des côtes, des pleins et des déliés en lieux et place des imprimés bigarrés. 

Tactilement, le zénana est chaleureux et doux comme un rappel de l’intimité feutrée et réservée des harems.


UNE COUSINADE

Cotonnade cloquée, étoffe ondulée, le zénana inspira de nombreux couturiers dans la première moitié du siècle dernier. Bien qu’il ne soit plus fabriqué depuis longtemps, on peut se faire une idée de ce qu'il fut en le comparant au seersucker, tissu lui aussi historique, lui aussi venu des Indes mais toujours d’actualité et souvent présent dans les collections printemps été en prêt à porter et en Haute Couture.


UNE ETOFFE VERSATILE NON GENREE

Première mouture tissage cloqué avec une trame en soie ou en coton et une  chaîne en laine. Puis, vint une seconde version plus tardive, celle d’une étoffe     cloquée voir piquée avec un envers molletonné, rejoignant ainsi la famille des tissus d'aspect velouté, doux et laineux. Il ne fut, cependant, pas uniquement l'apanage des femmes, puisqu'il servit un temps de doublure pour les gilets brodés que portaient les mamelouks.


UNE DIVERSIFICATION COMMERICALE

Dans la version légère, le zénana était adapté à la confection de robes estivales et, dans la version plus lourde, il était adapté aux robes de chambre, tenues d’intérieur en vogue au XIXe et au début du XXe siècle. 

« ….une vieille femme, au corset busqué, au nez grossi par l’âge, dans sa robe d’intérieur en zénana framboise… Aragon in « les voyageurs de l’impérial ».


LES SOUVENIRS TEXTILES SONT DES PROPRIETES PRIVEES

Ils ne se partagent pas, ils sont la preuve de l'existence d'un moment de l'histoire d'un pays, d'une personne, d'une vie. On n'entre pas facilement dans l'album des souvenirs textiles d’autrui.

Le saviez-vous? Il m'est arrivé deux ou trois fois que des clientes d'un âge certain me demandent, comme pour me mettre à l’épreuve, si je connaissais le zénana. En leur répondant par l'affirmative, j'ai pu chaque fois déceler une sorte de regret, une frustration comme si je venais de les déposséder d'un secret dont elles s'imaginaient être les seules détentrices. Cette réaction montre à quel point les tissus sont des biens exclusifs, des articles rangés au rayon des souvenirs, propriété d'une génération.



LE ZENANA EST, EN 2024, UNE PIECE DE MUSEE

Une étoffe comme celle-ci est une prise sentimentale, un acquis subjectif et les amoureuses qui l'on travaillée et portée, ne veulent pas partager avec les novices, ceux qui viennent de découvrir le nom  en tant que curiosité historique. Le nom de suffit pas à imaginer un textile et, sans les sources vives, l’émotion est inexistante ; on ne retrouve pas cette vivacité, cette flamme qui fait vivre une étoffe. 


IMAGES FUGACES D'UN PATRIMOINE FRAGILE

Pour le zénana, nos mères et grands-mères n’eurent comme repères que de fugaces images de leur petite enfance, des tenues légères portées  à la campagne.

Images, souvenirs, rêves, voilà de quoi enrichir un patrimoine pas si futile, et certainement pas inutile. La diversité bien restreinte de notre industrie textile pourrait peut-être s’enrichir de son prestigieux passé et relancer la machine en créant, en devançant, en imaginant, en puisant dans le grand livre du patrimoine.


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