lundi 20 septembre 2021

BLACK MUD SILK

 « Toile de soie aux nuages parfumés », c’est sans doute pour moi le plus beau des noms donnés à cette étoffe. Il évoque cette notion picturale si particulière à la peinture chinoise, avec cette nature baignée dans une brume éternelle, ses nuages bas, ces ciels tourmentés et la présence à minima de l’homme. Malgré toute cette construction, le silence domine dans ces peintures et c’est aussi ce que je ressens en observant cette soie.

LA BLACK MUD SILK

En ce mois de septembre, cela fait une année que je partage avec vous mes émotions textiles, mes voyages, mes rencontres “textiles“. Vous, les amateurs de belles étoffes, vous les passionnés d’histoire, vous pour qui la curiosité n’est pas un vilain défaut, vous qui êtes de plus en plus nombreux à suivre ce blog, alors c’est à vous que je dédie la plus belle de mes découvertes textiles, un petit bijou : une dose de rêve, un soupçon de poésie, un brin d’exotisme et, finalement, une extraordinaire création.

SOUVENIRS ÉMUS D’UNE GLOBE-TROTTEUSE TEXTILE

 J’ai découvert ce petit bijou il y a une trentaine d’années, un peu par hasard et certainement beaucoup par passion. En cherchant, il me semble qu’on finit toujours par trouver, mais on ne sait jamais quoi, ni quelle va être notre prochaine découverte ; c’est cette aventure textile là qui me plaît. J’avais entendu parler de cet étonnant tissu par une amie qui revenait de Chine et qui connaissait ma passion pour les textiles. Cependant, la documentation concernant cette soie était alors fort mince. Aujourd’hui encore, les informations concernant cette soie ne circulent que dans les milieux très bien informés et parmi les aventuriers textiles. Ce mystère me rappelle celui qui planait autour de l’origine de la soie dans les temps anciens, et qui en augmentait sa valeur !

Ma curiosité n’ayant d’égale que mon obstination, je me mis à écumer les bibliothèques, à fouiller dans les archives à la recherche du moindre indice, puis arriva Google qui me permit de continuer mes recherches en m’épargnant les nombreux déplacements. En fin de compte, ce fut un séjour en Chine qui s’imposa à moi. Et chiner en Chine c’est un plaisir inouï, c’est un régal, même si la langue est parfois une barrière plus difficile à franchir que les frontières.

Mes recherches aboutirent enfin lorsque je mis la main sur un tout petit stock de black mud silk. Parce que même dans le pays d’origine ce tissu est quasiment inconnu du grand public puisque sa commercialisation demeure limitée aux régions du nord.

Toile de Soie aux nuages parfumés

UNE SOIE MULTIPLE MAIS UNE RECETTE UNIQUE

Soie gommée pour les uns, soie à la boue pour les autres, hei jiao chou pour les chinois, ce qui se traduit par soie gommée noire, ou encore yang yun shâ, gambiered silk, Tea silk. Black mud silk semble être le terme choisi par les professionnels pour qualifier cette étonnante soie bicolore brun orangé /noire mate et brillante

SENS DESSUS DESSOUS     

Les termes choisis pour qualifier cette soie en révèlent toute la subtilité. Ils humanisent la fibre textile en s’adressant à nos sens et à notre imagination plus qu’à notre raison. C’est pourquoi le Hei jiao chou est un tissu sensuel, vivant, passionnant aux multiples facettes. C’est une évidence, il faut pour appréhender les atouts de cette soie mettre tous nos sens en émoi !

  • L’OUIE  est sollicitée avec « la soie chantante » qui bruisse à chaque mouvement du corps, un peu comme un papier que l’on froisserait. La main d’une soie gommée est d’un organza double, elle est craquante.
  • L’ODORAT est titillé au seul nom évocateur de la « toile de soie aux nuages parfumés ». On peut sentir la terre et la présence des plantes tinctoriales en faisant  appel à notre imagination.
  • LE TOUCHER n’est pas en reste, il hésite entre le concret et l’abstrait. Avec la black mud silk noire, boue et soie s’unissent pour nous offrir un tissu paraît lourd mais qui flotte au gré du vent.
  • LA VUE à le mérite d’exacerber l’imagination : la gambiered silk est bicolore, mate sur une face orangée/brun et brillante sur la face brun noir. L’œil perçoit le cuir, la main à la sensation de la soie, la complexité de la chose crée un effet de mirage : faussement cuir, faussement soie mais tellement cuir et tellement soie.
Toile de Soie aux nuages parfumés

QUOI DE PLUS NATUREL EN SOMME ? 

 Grace à l’union quasi magique de plusieurs vecteurs tels la conjonction exceptionnelle du feu, de l’eau, de l’air, de la terre, l’habileté des vers à soie à construire leur cocon et du savoir-faire des hommes, naquit cette soie.

La terre, c’est la boue ferrugineuse qui tapisse le fond du delta de la Pearl river, le feu ce sont les rayons ardent du soleil, l’eau c’est celle de la rivière pure et fraîche, l’air c’est celui qui, dès le lever du soleil, va avec la rosée matinale unir d’une empreinte indélébile la boue ferrugineuse et la soie. La black mud silk ou quelque soit le nom qu’on lui donne, peut satisfaire les plus intransigeants d’entre vous.

UN SYMBOLE CULTUREL    

 Bien que la date de sa création ne soit pas précise, sa présence est notée dès le XVe siècle à l’époque de la dynastie Ming. Traditionnellement, la  black mud silk était utilisée par la population Hakka qui vivait dans la province du Guandong, pour fabriquer leurs vêtements traditionnels. Ainsi au cours des siècles, malgré les guerres, les invasions, les périodes calmes succédant aux périodes troublées, les révolutions de palais, les révolutions culturelles, par delà des imbroglio politiques, force est de constater la pérennité de la black mud silk dont les techniques de fabrication ont été transmises de génération en génération contre vents et marées.

NÉE « DU HASARD ET DE LA NÉCESSITÉ »      

 La plus importante de toutes ses qualités, celle qui est probablement à l’origine de sa création est son aspect fonctionnel. Les Hakka, paysans ou pêcheurs installés près de Shen De se rendirent compte que leurs vêtements tachés avec de la  boue déposée au fond de la rivière devenaient plus agréables à porter, collaient moins sur la peau, étaient quasiment imperméables et légers. Ils prirent alors l’habitude d’enduire la soie produite localement avec cette boue miraculeuse. Ainsi, les articles taillés dans ces tissus étaient imperméables et aérés ce qui permettait aux paysans d’affronter le climat subtropical de cette région. L’humidité et la chaleur étaient domptées, rendant ainsi le travail dans les champs un peu moins pénible : la black mud silk était née.

LA LÉGENDE DU TISSU DES CHAMPS TISSU DES VILLES 

Ce trésor né à la campagne allait conquérir les métropoles et passer ainsi des champs à la cité interdite puis aux citadins amateurs de nouveautés dès le début du XXe siècle. On raconte qu’au XIXe siècle, des membres de la famille impériale en visite dans le sud de la Chine remarquèrent les curieux vêtements des paysans. Ils voulurent en apprendre davantage sur le processus de fabrication et surtout sur les qualités de ce produit. Conquis, ils le furent au point de réserver toute la production aux membres de la famille impériale et aux personnes accréditées à vivre entre les murs de la cité interdite. Cette appropriation forcée fut peut-être un moyen de conserver en l’état la production de la black mud silk. Lorsque la période impériale pris fin au début du XXe siècle, la black mud silk devint le tissu de prédilection de la classe dirigeante.

LA VAREUSE BLEUE – GRIS – KAKI VERSUS LA CHEMISE EN SOIE GOMMÉE

La révolution chinoise abolissant les privilèges relégua aux oubliettes les vêtements en soie au profit d’un uniforme unisexe en simple toile de coton bleue pour les paysans et les ouvriers, grise pour les cadres urbains, et kaki pour les soldats. La fabrication de la black mud silk cessa officiellement, mais le savoir-faire ne sombra jamais dans l’oubli même si les ouvriers étaient appelés à des taches plus fondamentales pour la nation. La black mud silk somnolait, n’attendant que l’arrivée d’un prince charmant qui, d’un baiser, la réveillerait.

LES HEUREUSES RETROUVAILLES  

La nature est patiente, l’air, l’eau, les feuilles du racines de gambier ou le jus de la racine du dicoscorea cirrhosa, la boue ferrugineuse se réveillèrent à la fin des années 60 lorsque quelques négociants entreprenant  redécouvrirent ce potentiel inestimable. Certains vêtements confectionnés dans cette soie ayant été conservés en secret durant cette période troublée, servirent de modèle lorsque la Chine « s’éveilla ».  Mais le monde ne trembla pas et la fabrication de la soie gommée reprit dans la région de Shen De..

UNE PRODUCTION EN DENTS DE SCIE                         

Cette production artisanale est étroitement liée aux aléas climatiques, elle est donc irrégulière ce qui nuit à sa commercialisation. Les collections étant programmées à dates fixes, ils doivent pouvoir compter sur un approvisionnement régulier. Ce problème induit une récolte irrégulière et un prix variable en fonction de son importance. Jadis, si cette soie était vendue au prix de l’or, aujourd’hui, en raison de sa rareté et de son excellence, elle demeure encore un produit de grand luxe utilisé avec parcimonie, par touches : des ceintures, des finitions, des cols. La black mud silk demeure un produit rare, un produit d’exception qui vit à l’écart de la mondialisation et, dirais-je avec regret, que c’est tant mieux pour tous les amoureux des tissus d’exception.

LA SAISONALITÉ  

Le processus de fabrication est infiniment complexe. Il dépend non seulement du bon vouloir de dame nature, mais il exige le respect du temps imparti aux étapes successives, une série d’opérations manuelles longues et exténuante, et une grande patience. Le changement climatique que subit actuellement notre planète a des répercussions importantes sur le processus de fabrication. La pollution de la rivière est une évidence et elle à un impact indéniable sur la qualité du fer contenu dans la boue. Il faut également prendre en compte la difficulté pour l’homme d’adapter le processus de fabrication si dépendant des conditions météorologiques alors que celles ci sont si changeantes. Et pourtant, ils réussissent l’exploit de produire des black mud silk toujours aussi belles. On prépare le bain de teinture en hachant finement les feuilles ou les tubercules de plantes locales au puissant pouvoir tinctorial comme l’uncaria gambir pour la gambiered silk ou le dioscorea cirrhosa pour la Tea silk. Un bonus pour cette dernière teinture, puisque le tubercule du dioscorea est aussi utilisée pour ses propriétés médicales antibactériennes et antivirales, qu’elle communique à  la soie et, par voie de conséquence, les tissus ainsi teints sont bénéfiques pour les personnes ayant la peau sensible. Le vêticament s’offre à vous !                                                                                                                                                     

Puis vient le temps de faire sécher cette préparation. Dès que la météo semble prendre ses quartiers d’été et que la température augmente, on passe à l’opération suivante qui consiste à laisser macérer cette mixture dans des bacs de terre argileuse plusieurs semaines jusqu’à obtenir une eau orangée.

Entre Mars et Novembre, les opérations commencent. Une main d’œuvre importante et qualifiée est , nécessaire à tous les stades de la fabrication. Les lés de toile de soie écrue, sont immergés dans le bain de teinture suffisamment longtemps pour que la soie absorbe la couleur.                                                                                                                                            

A l’aube, les lés de soie teintés sont disposés dans les champs. La rosée matinale, les rayons du soleil vont peu à peu fixer la teinture. Les opérations bain/séchage sont répétées une trentaine de fois pour obtenir la couleur traditionnelle c’est à dire dans un brun–orangé très reconnaissable.                                                                                                                       

La phase suivante est unique en son genre : les lés sont disposés sur les champs et la face visible est enduite d’une couche de boue ferrugineuse et riche en tanin, récoltée dans le lit du delta de la Pearl river. Cette boue sans laquelle rien ne serait arrivé ne joue dans le processus de teinture que le rôle de mordant, c’est le tanin qu’elle contient qui détient le véritable pouvoir tinctorial. La boue en séchant fait corps avec le support textile en couvrant la surface d’une fine pellicule noire et brillante. C’est ici que l’on se rend compte combien le rôle de la nature est important dans ce processus de fabrication :  le soleil contribue à l’oxydation et la nuit porte conseil en l’occurrence, la pleine lune, l’humidité et la chaleur terminent l’opération. Un dernier rinçage dans l’eau limpide de la rivière toute proche s’impose. Certains racontent qu’il se pourrait qu’un des secrets de la réussite de cette teinture ancestrale réside dans la qualité de l’eau. Et la version définitive de la black mud silk est maintenant visible, l’aspect initial de la toile de soie écrue est désormais oublié. Deux faces différentes pour un seul tissu. L’endroit est semblable à un cuir verni brun très foncé, la texture est lisse et gourmande, l’étoffe se froisse avec rondeur et délicatesse.  L’envers est mat d’une couleur très particulière entre le brun et l’ocre, une certaine idée de la terre. Dernière étape une fois sec, le tissu est replié d’une manière très particulière, à la manière des  jupes plissées Miao ou d’un éventail.  J’admire  le travail de ces artisans qui jusque dans les moindre détails recherchent le beau geste.

Toutes ces opérations mises bout à bout peuvent durer six mois dans le meilleur des cas, puisqu’elles sont  toujours  à la merci des  conditions climatiques .

LA BLACK MUD SILK, COMME UN JANUS AUX DEUX VISAGES                          

Le tissu est semblable à du papier laqué avec une face brun/noir et une face ocre/terre. Et la magie continue. Du papier, on passe au cuir. C’est un mirage car, pas un instant, on imagine qu’il s’agit d’une étoffe et pourtant, sous cette cuirasse se cache une soie pas si fragile que cela. Ce tissu va vivre, se transformer, se rider, se patiner, se cuirasser. (Si ce verbe n’existait pas, il faudrait l’inventer pour ce tissu) La soie gommée a traversé les ans sans faillir à sa renommée. Elle est aujourd’hui le produit juste, celui qu’on imagine dans les rêves. Fabriqué sans polluer l’environnement, parce qu’en phase avec la nature, il est emprunt de qualités que seuls les tissus synthétiques semblent posséder. Léger, imperméable, respirant. Si l’on dépasse le stade de la technique, on retrouve la soie. Alors sous un aspect rugueux, brut, boueux on découvre un produit luxueux, confortable, pratique, divinement agréable à porter, en symbiose absolue avec notre peau, un écrin protecteur pour notre corps. Alors qu’il se fasse trench-coat pour vous protéger de la pluie, simple chemise pour vous protéger du soleil, qu’il recouvre votre canapé ou qu’il encadre vos fenêtres, un article en soie gommée est un trésor que l’on ne partage pas aisément. On se glisse dans une enveloppe délicate qui vous protège avec finesse des agressions extérieures, on se sent bien. Il ne sera jamais démodé puisqu’il n’aura jamais été à la mode en Occident. Curieusement, lorsque je porte ma chemise, les gens que je croise dans la rue ou le métro ont spontanément envie de toucher cette matière parce qu’ils n’en croient pas leurs yeux. Je trouve cela touchant, ce phénomène se produisait également dans ma boutique, les gens sont tentés et veulent toucher pour y croire.

Pour l’entretien, rien n’est plus simple : soit un lavage à la main, avec une eau tiède et du savon en paillettes, un peu de votre temps. Suivra un rinçage rapide. Ensuite suspendez votre vêtement ; il sèchera seul. Si un repassage s’avère nécessaire, soyez attentive : fer tiède et repassage sur la face mate. Il faut surveiller les pliures, les parties où les tractions s’exercent et qui sont inévitables sur un vêtement, c’est à ces endroits que les risques de déchirures sont les plus fréquents.
Maintenant, vous savez tout ce qu’il faut savoir sur cette merveille.

Pour terminer ce post encore une information : en 2009 l’UNESCO a reconnu la black mud silk compte tenu de l’importance culturelle pour le peuple Hakka et son incroyable processus de teinture, comme patrimoine culturel immatériel de la Chine. Probablement le seul textile à recevoir cette distinction.

In etoffe.com blog

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